Perspective d’étude et choix du corpus

Ressort efficace dans le processus de la production du texte, l’espace est l’élément moteur, peut-être le seul, de l’univers imaginaire de Julien Gracq. Son importance provient non seulement de la variété de ses figures qui occupent la totalité de l’œuvre, mais aussi du rôle qu’il tient dans l’économie générale du récit. À l’évidence, le déploiement de l’espace sur une grande partie des pages lui assigne la première place dans la texture diégétique. La description spatiale intervient avec précision pour dicter des démonstrations de ce que le récit développe et pour offrir des étapes successives de la découverte des structures organisatrices. De ce fait, l’œuvre romanesque de Gracq reste un modèle exemplaire où l’histoire est exclusivement constituée par le moyen de la description, imperceptiblement développée de page en page. La célébration d’un tel projet exige un langage spécifique apte à contenir dans ses structures l’opposition entre la description et le récit, la prose et la poésie. Cette séparation disparaît chez Gracq grâce à la combinaison des procédés poétiques et prosaïques. D’où la fréquence des images poétiques et verbales, la répétition des séquences rythmées et la célébration d’un système de contrastes. Avec une grande souplesse, la prose poétique fait glisser l’un dans l’autre.

Lieux clos ou ouverts, confinés ou étendus, souterrains ou aériens, bas ou élevés servent de vecteurs où se déploie l’imagination de l’écrivain. Outre qu’ils constituent l’espace romanesque, ils aident à identifier l’espace du rêve. Espace fictif et espace rêvé se trouvent donc réunis dans la texture des récits avec pour objectif de renouer la relation interrompue entre l’homme et le monde. C’est là que réside le fondement du projet poétique du romancier qui, pour le réaliser, donne libre cours à l’imagination, et franchit les frontières des contraires.

Notre corpus est constitué uniquement de l’œuvre romanesque de Julien Gracq et plus précisément de ses quatre romans publiés entre 1938 et 1958. Le choix répond à un intérêt personnel. Nous trouvons dans la prose gracquienne cette dualité de la prose et de la poésie qui nous passionne depuis toujours. Le plaisir ressenti à la lecture des textes a été un autre motif. Ceux-ci ont en effet un charme exceptionnel qui parvient à nous transformer d’une simple lectrice en une voyeuse constante. Ils sont produits et orchestrés d’une manière qui éveille la faculté imaginative de l’esprit. Gracq réussit à faire cohabiter les contraires dans des séquences figurales et fait apparaître en alternance symétrique des états contradictoires dans une même situation sans évoquer la cause. Ces livres constituent également l’essentiel de l’inspiration romanesque de l’écrivain. Ils permettent de suivre aisément le fil conducteur de son imagination créative et le développement de son écriture périodique. L’espoir de faire connaître l’écrivain français aux lecteurs irakiens francophones qui ignorent ses écrits est important pour nous, car les bibliothèques universitaires en Irak se plaignent depuis toujours de l’absence des ouvrages. Notre ambition va au-delà : nous aspirons à traduire Gracq en arabe pour qu’il soit aussi à la portée des lecteurs de notre pays.

Nous avons constaté que les romans de l’écrivain ont entre eux un point commun sur le plan de la publication et de la constitution. Ils ont été publiés par intervalle de sept ans environ : Au château d’Argol 1938, Un beau ténébreux 1945, Le Rivage des Syrtes 1951, Un balcon en forêt 1958. Ce qui aide à suivre sans difficulté la démarche de son écriture romanesque. Cependant les quatre livres mettent en question le rapport de l’homme et du monde, et l’interrogent d’une manière spécifique dans chaque récit. Si le romancier fait jouer dans Au château d’Argol les deux éléments essentiels de son monde romanesque (la mer et la forêt), le paysage marin joue le premier rôle dans Le Rivage des Syrtes et l’abandonne au profit du paysage forestier dans Un balcon en forêt. Quant à Un beau ténébreux, il met en scène un personnage qui semble déjà posséder le secret que cherchent les autres héros de Gracq. Ces derniers sont mis en tension avec le monde extérieur et espèrent recevoir un message que la nature recèle, mais ne délivre pas. Car son rôle consiste à intriguer ceux qui la guettent en permanence. Ce qui veut dire que le protagoniste gracquien a pour tâche de contempler et de déchiffrer des signes venus de loin. Le message sera délivré uniquement à celui qui s’abandonne totalement à son pouvoir, dans le cas du Rivage des Syrtes notamment. Toutefois, l’événement n’est jamais clairement dit dans ce récit, et la réalité finale reste cachée. Aldo franchit les limites interdites, mais n’atteint pas l’objectif. La quête du personnage gracquien est donc interminable, elle se poursuit d’un récit à l’autre. À vrai dire, les romans de Gracq figurent la recherche de l’envers du monde où la consistance apparente des choses et des êtres est absorbée. Chaque récit laisse penser et percevoir à travers les mots l’existence d’un autre espace auquel aspire le romancier.

Avec ces quatre récits, le lecteur découvre le vagabondage de l’esprit et des sens qui s’abandonnent au gré des paysages dans l’espoir de se libérer de la pesanteur de l’habitude. En 1970 Gracq livre à ses lecteurs trois nouvelles regroupées sous le titre La Presqu’île, mais celles-ci sont exclues de notre corpus : elles ne comportent pas de trace d’une intrigue romanesque. À partir de la fin des années soixante, l’écrivain abandonne définitivement la création romanesque et se consacre à la critique (Lettrines I, 1967, Lettrines II, 1974 ; En lisant en écrivant, 1980) ou à l’écriture autobiographique (Les Eaux étroites 1976, La Forme d'une ville 1985, Autour des sept collines 1988, Carnets du grand chemin 1992). Le nom de l’écrivain reste, pouvons-nous dire, plus attaché à ses écrits romanesques qui s’approchent autant de l’univers surréaliste que de celui des Romantiques. Sa célébrité grandit surtout après avoir refusé, au nom de l’honnêteté intellectuelle, le prix Goncourt attribué à son récit Le Rivage des Syrtes en 19518.

Les exemples que nous avons choisis d’analyser appartiennent à l’ensemble de notre corpus à l’exception du premier chapitre de la troisième partie. L’étude du métadiscours se restreindra à Au château d’Argol, ce qui nous permet de voir mieux le développement du discours métaphorique tout au long du récit à côté du littéraire. Cela n’empêche pas bien sûr de faire allusion aux autres fictions dans le cas où nous le trouvons nécessaire.

Notes
8.

L’édition de La Pléiade : Œuvres Complètes tome I et II sera notre référence permanente.