Le choix d’une démarche

Lorsque l’espace est objet d’étude, deux difficultés surgissent. L’une concerne l’espace représenté dans le texte, l’autre s’attache au texte en tant qu’espace matériel. En partant du point de vue de plusieurs critiques, nous essaierons d’aborder ces deux aspects dans notre présent travail. L’espace est dans un premier temps envisagé comme un élément appartenant à la machine narrative, qui prend en charge le déclenchement de l’événement. Nous recourons à Henri Mitterand pour qui le lieu fonde le récit, car tout « événement a besoin d’un ubi autant que d’un quid ou d’un quando »9. L’espace devient désormais le synonyme de la fiction. Il raconte des actes, tandis que la description reprend le récit. Notre analyse apporte un grand soin à l’« actancialisation de l’espace »10 et l’envisage dans la globalité du texte. Nous allons donc montrer comment l’élément spatial devient actant. Notre recherche ne s’arrête pas là : l’espace sera étudié comme une représentation graphique des lieux où se situent à la fois l’action du texte et le fait textuel. Le texte, en tant qu’objet perceptible par le sens visuel et tissu tramé de mots agencés au sein de l’œuvre de façon à imposer un sens stable, sera aussi l’objet de notre analyse. En lisant Gracq, nous nous sommes trouvée devant une page toile où l’organisation du blanc et du noir crée un effet de picturalité. Les tournures de style et les différentes techniques de la représentation spatiale nous importent également. Nous allons étudier dans un deuxième temps l’ensemble des signes qui produisent un effet de représentation, c’est-à-dire les signes producteurs de l’espace et le langage qui donne à imaginer le lieu représenté dans le livre composé. Gérard Genette, dans Figures II, tente de mettre en valeur une manière d’être du langage spatial, tout en distinguant rigoureusement la parole de la langue. Selon lui, le langage est un système de relations purement différentielles. Dans une telle définition, tout élément pourra être décrit en termes spatiaux et sera qualifié autant par la place qu’il occupe dans le schéma d’ensemble que par les rapports verticaux et horizontaux qu’il entretient avec les autres éléments. Il s’agit dans ce cas d’une spatialité du langage qui n’a rien à voir avec l’espace géométrique ordinaire ni avec celui de la vie pratique. Ainsi, nous tenons compte des relations qui s’établissent entre des épisodes éloignés dans la continuité temporelle de la lecture et proches dans l’espace écrit. Nous voulons travailler le roman comme un art qui s’accomplit dans une étendue qui lui est propre, et non pas seulement comme une composition à part qui parle de l’espace. Cette étendue n’est sans doute que le texte et l’ensemble paginal du livre. L’unité totale de l’œuvre réside donc dans des rapports de voisinage et de transversalité. Lire veut dire parcourir le livre dans tous ses sens et toutes ses directions, c’est le considérer dans sa totalité comme une architecture.

Pour ce faire, nous serons amenée à proposer de construire une méthode d’analyse, tout en profitant des principes méthodologiques enregistrés dans des domaines divers, notamment dans la théorie de l’anagramme de Saussure qui nous aide à découvrir un réseau de mots-clés propre à chaque récit. L’approche de la perception de Merleau-Ponty sera présente aussi dans notre analyse, elle sert de support pour expliquer « la narraticité »11 du lieu gracquien à travers le contact du personnage avec l’univers extérieur. Nous nous référons dans la dernière partie à la méthode littéraire, dite textuelle, pour sonder l’écriture spatiale de Gracq. Ces méthodes seront appliquée à quatre romans de Gracq : Au château d’Argol, Un beau ténébreux, Le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt dans l’espoir de faire apparaître l’ethos de l’espace dans ces livres.

Cette étude consacrée à la forme et à la signification de l’espace dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq se divise en trois parties dans lesquelles nous essayons de mettre en évidence le rôle narratif attribué à la description.

Dans la première intitulée : « Gracq et l’invention de l’espace », nous focalisons notre attention sur les traits distinctifs de la représentation spatiale dans le monde imaginaire de Gracq. Nous nous attarderons sur le système onomastique avec l’objectif de trouver un lien phonique ou graphique entre les toponymes et les anthroponymes. Nous cherchons ensuite à préciser l’aspect dominant de l’espace gracquien à travers l’examen de la géographie et de la topographie de cet univers romanesque. L’étude des figures de l’analogie (la comparaison et la métaphore) met en lumière pour finir la vision de l’écrivain. Cette vision est donnée à travers l’étude des formes d’anthropomorphisme.

« Le magnétisme de l’espace » – notre deuxième partie – révèle la fonction de l’espace dans les rapports tissés avec les personnages. Nous cherchons à voir comment les personnages se comportent avec et dans des lieux non familiers. L’objectif est de découvrir la fonction narrative confiée à l’espace. Comme contrepoint de la narration, l’espace romanesque de Gracq devient le réceptacle des informations et des instances narratives. Autrement dit, l’espace génère l’intrigue ; par là, il participe de l’économie du récit. La spatialité gracquienne se définit à l’évidence par un ensemble de relations qui se trament et se développent entre les différentes figures des lieux et le personnage principal. Tous les objets de l’espace (couleurs, matières, lumières, sons) se trouvent mis en jeu afin de créer cette instance narrative devenue diégétique. Ainsi, le contact avec le monde s’établit grâce à ses objets qui ne cessent d’inciter les sens et l’esprit de l’homme. Le premier rapport défini comme rapport d’attraction se développe et s’achève en un rapport de possession. Nous aurons l’occasion de souligner la primauté de l’espace tant sur le plan textuel que sur le plan subjectif. La description spatiale n’est pas un moment futile : son rôle s’inscrit dans la machine narrative du récit, et là se trouve sans doute l’élément-clé de la création poétique chez Gracq. Puisqu’il s’agit de récits du voyage, il y toujours une quête, une découverte. Il y a des routes, des chemins, des lieux à parcourir, car le mouvement est celui de la marche, de la promenade. C’est pour cela que nous accordons un intérêt aux lieux du parcours puis aux lieux de la contemplation, c’est-à-dire aux lieux élevés qui donnent accès à un autre lieu immatériel devenant ensuite le véritable lieu de la recherche. Nous concluons que l’aventure romanesque des récits gracquiens se déclenche et s’étire dans l’espace. Le dernier chapitre consacré à la chambre peut être lu comme résultant des autres, il révèle la vérité de ce décor qui livre alors, tant au lecteur qu’au héros, la clé du dénouement.

La troisième partie met l’accent sur l’écriture de l’espace. Le texte lui-même et les techniques de la distribution des signifiants sur la page constituent notre intérêt. Les séquences descriptives sont insérées au sein du processus textuel à la faveur de certains procédés d’écriture. Nous nous arrêtons en premier lieu sur le discours métaphorique qui permet, dans le cas d’Au château d’Argol, d’élaborer le récit d’Argol. La poétique de Gracq est connue par la figuralité de son langage, qui a le privilège de rapprocher plusieurs isotopies dissemblables. L’effet produit par tel rapprochement confirme la littérarité et la poéticité de l’écriture. Le texte devient le lieu où l’espace diégétique se structure et trouve son sens et son unité. La tentative de création poétique de l’espace romanesque se multiplie et trouve dans la peinture une nouvelle voie de l’inspiration. Les techniques et le champ lexical de l’art pictural, les noms des peintres et des œuvres d’art sont explorés par Gracq. Pour finir, nous examinerons les fibres textuelles de quelques passages descriptifs en vue de déceler certaines modalités de la recréation spatiale. En tant que tissu fait de mots, le texte lui-même nous préoccupe ici et nous conduit à envisager la dimension intertextuelle de l’écriture de Gracq. Plusieurs discours s’agencent dans l’espace étroit de la page, en constituant le texte propre de l’écrivain. Ce qui veut dire que le texte gracquien est composite. Nous analyserons les différents types des textes et leurs manières d’intégration dans le processus de la composition du texte gracquien.

La création de l’espace est donc élaborée par une écriture hétérogène et particulièrement complexe. Pour appréhender sa signification, il nous faut tout au long de notre travail « lire de très près » Gracq, et « contempler, rêver ensuite de plus loin »12.

Notes
9.

MITTERAND, Henri, Le Discours du roman. Paris : Presses Universitaires de France, 1980, p. 194.

10.

Ibid., p. 211.

11.

MITTERAND, Henri. op. cit., p. 194.

12.

HELLENS, Franz. « Le Paysage dans l’œuvre de Julien Gracq », in Cahier de L’Herne. Julien Gracq. Paris : L’Herne, 1972, p. 229.