Chapitre 1
Le système onomastique

‘« Toute subversion, ou toute soumission romanesque commence [...] par le Nom Propre »13.’

C’est le nom propre, selon Roland Barthes, qui accorde au récit sa consistance romanesque. Son absence provoque une « déflation capitale de l’illusion réaliste »14. En se rendant compte de cette vérité cruciale, Julien Gracq accorde aux noms des personnages et des lieux une grande importance. Le choix n’est jamais gratuit. Il porte, au contraire, une grande signification qui se rapporte toujours à son invention imaginaire. Pour mettre en évidence le système onomastique des récits gracquiens, nous revenons un instant à Ferdinand de Saussure. Dans ses cahiers d’anagrammes concernant le vers saturnien, ce linguiste s’intéresse aux règles de mise en œuvre et de répartition d’un matériel premier. Il perçoit d’abord la loi de « couplaison, qui veut que soit redoublé, à l’intérieur de chaque vers, l’emploi de toute voyelle et de toute consonne utilisées une première fois. L’allitération cesse d’être un écho hasardeux ; elle repose sur une duplication consciente et calculée »15. Ce qui veut dire que la dispersion des éléments phoniques ou graphiques sur l’espace blanc de la page n’est pas futile. À l’opposé, elle a pour objectif de mettre l’accent sur un « mot-thème » que Saussure appelle « anagramme ». Ce procédé d’écriture motive la relation entre signifié et signifiant, en contredisant la thèse de l’arbitraire du signe. La dissémination anagrammatique est la production du sens dans le signifiant hors du cadre de signe : sous les signes ou entre eux. Des rapports horizontaux et verticaux se forment donc entre les sons ou les lettres, tout en associant le son au sens. Partant de ce principe, la présente étude dépend en grande partie du travail saussurien des anagrammes. Nous serons aussi vigilante à la distinction que ce linguiste fait entre l’anagramme et la paronomase. Tandis que le premier terme est défini comme une imitation obligatoire réglant la genèse, le deuxième est une imitation phonique survenant librement dans le cours du texte. Le mot « paragramme », que Saussure utilise ensuite dans ses cahiers au lieu d’anagramme, peut apparaître aussi au cours de notre analyse :

‘« Anagramme par opposition à Paragramme, sera réservé au cas où l’auteur se plaît à masser en un petit espace, comme celui d’un mot ou deux, tous les éléments du mot-thème, à peu près comme dans l’anagramme selon la définition ; – figure qui […] ne représente, en général, qu’une partie ou un accident du Paragramme »16. ’

Ainsi, la lecture des romans gracquiens sera-t-elle une lecture poétique. C’est une lecture d’anagrammes et de paragrammes destinée à relever la diffraction graphique ou phonique dans un texte généré autour d’un nom propre. À titre d’exemple, nous citons le passage où Aldo, le héros du Rivage des Syrtes, lit pour la première fois sur la carte le nom du Farghestan (devenant plus tard l’objet de son désir). En effet, le paragraphe est organisé autour des syllabes obsédantes des noms de villes farghiennes qui le fascinent immédiatement. La série des toponymes réunis provoque, comme nous le verrons plus loin, une lecture anagrammatique et l’attache à l’objectif des noms propres. Obsédé par l’idée de créer un monde poétique, l’écrivain a déclaré, dans le Magazine littéraire en décembre 1981, que les noms propres dans un roman ont pour lui beaucoup d’importance. Dans leur invention, il a pris en considération la sonorité qui donne au texte sa cohésion. C’est tantôt le son, tantôt le sens qui joue le rôle directeur. L’onomastique constitue donc un sujet de préoccupation évidente, qui éclaire dans une large mesure sa pratique de l’écriture poétique. L’intérêt accordé au nom propre l’encourage à choisir un pseudonyme dans le but de séparer nettement son activité de professeur de celle d’écrivain. Même pour ce choix, il ne cherche pas une signification, mais une sonorité de trois syllabes qui plaît : Ju/lien/Gracq. Pour que la dissémination ne soit pas infinie, notre tâche sera d’éliminer les motivations inutiles. Nous nous occupons des paragrammes qui jouent un rôle décisif dans la diégèse et qui renforcent la cohérence de sens global du texte. Le paragrammatisme est un facteur de motivation des noms propres dans les romans gracquiens. Toponymes et anthroponymes concourent, en l’absence du référent, à établir des rapports entre signifié et signifiant, ils participent par là à la littérarité du texte. Notre tâche consiste à chercher une motivation phonique ou graphique qui contribue à l’élaboration d’un nom propre.

Notes
13.

BARTHES, Roland. S/Z. Paris : Seuil, 1970, p. 102.

14.

Ibid.

15.

SAUSSURE, Ferdinand de. Les Mots sous les mots : les anagrammes de Ferdinand de Saussure, essai. Ed. Jean Starobinski. Paris : Gallimard, 1971, p. 20.

16.

SAUSSURE, Ferdinand de. op. cit., p. 31.