I- Toponymes fictifs

1- Argol et Storrvan

‘« Inventer un monde, c’est d’abord le nommer ; c’est inventer des noms […] Le toponyme inventé est appel à la découverte. Il ouvre par l’absence de son référent une béance que le livre va dans une certaine mesure entreprendre de combler. »17. ’

En parcourant l’œuvre romanesque de Julien Gracq, nous avons trouvé que l’écrivain a prêté une grande attention à la dénomination du lieu autant qu’à sa constitution. L’invention du nom propre n’est plus chez lui arbitraire, elle est motivée par des rapports phoniques ou graphiques avec les autres noms de lieux et de personnages, ou avec des mots clés. Quelquefois l’invention se limite à un toponyme unique, d’autres fois elle s’élargit en une série onomastique multiple. Le nom inventé pousse notre curiosité à sonder de près le système des noms propres de chaque roman. Le premier, Au château d’Argol,donne peu de toponymes par rapport aux autres, surtout Le Rivage des Syrtes. Le tableau des noms propres des romans gracquiens (p. 409) montre bien ce fait. La rareté des toponymes ne signifie pas que l’écrivain accorde une moindre importance au nom du lieu dans son premier ouvrage. À l’opposé, toute la charge du récit se concentre en ces deux toponymes : Argol et Storrvan. Pour éviter la répétition du mot « toponyme », nous procédons à une sorte de confrontation entre Au château d’Argol et Le Rivage des Syrtes, de même que pour les deux autres romans : Un beau ténébreux et Un balcon en forêt. Remarquons que trois parmi ces quatre ouvrages ont un titre à toponyme. Ce ne sont pas les seules occurrences de ce type dans l’œuvre de Gracq, puisque La Route et La Presqu’île circonscrivent de même un toponyme dans le titre. Du premier coup, Argol et Syrtes, lieux nommés, deviennent le centre du roman contrairement à Un balcon en forêt qui laisse le lieu dans l’indéterminé et à Un beau ténébreux qui insiste énormément sur le personnage. Il y a cependant une progression : tandis que le déterminant « Au » dans Au château d’Argol attire l’attention sur ce qui va se passer dans le lieu ; l’article défini dans Le Rivage des Syrtes met l’accent sur le rivage.Il le définit comme lieu principal dont s’occupe le roman.

Argol est réellement situé en Bretagne. La rencontre de l’écrivain avec le toponyme est le fruit d’un hasard. C’est en septembre 1931 que Gracq a visité pour la première fois la région, il a lu le nom dans l’horaire d’autocar. Par opposition aux toponymes du Rivage des Syrtes, Argol est localisé géographiquement en France. C’est un nom réel et non pas fictif, mais il sert dans le livre à désigner un lieu hypothétique. Le génie poétique de l’écrivain fait du lieu réel un lieu imaginaire. Il y donc a un détournement du sens ; le nom propre qui donne au roman son identité le place également sous le signe de l’énigme. L’indécision de la limite entre le réel et l’irréel est aussi le caractère des Syrtes. Il y a, pouvons-nous dire, une volonté de détacher le nom réel du contenu et de l’enrober de vide. D’après Gracq, tout dans le roman doit être fictif, y compris les lieux et les noms, même si ceux-ci entretiennent un certain rapport avec un référent réel. L’imaginaire de l’écrivain est seul capable de s’éloigner du réel au profit de l’irréel. Argol est sous l’aveu de l’écrivain vidé de tout entourage géographique qui le ramène à sa réalité :

‘« Argol n’était pour moi, quand j’ai écrit le livre, qu’un nom, un nom lu par hasard dans un horaire d’autocar. Il n’y a pas de château aux environs (Il paraît que quelquefois des touristes demandent à le visiter). Seule la situation du village par rapport à la mer, à deux ou à trois kilomètres et au pied du Ménze Hom, correspond vaguement – et par hasard – à la situation du Château dans le livre »18.’

Tout dans le roman ne fait pas allusion au monde réel. Dans « Avis au lecteur », l’écrivain parle de la matière essentielle de son inspiration : des puissantes merveilles des Mystères d’Udolphe, du Château d’Otrante et de La Chute de la maison Usher. Même la description du paysage et des lieux du livre ne suggère pas une vision réaliste du monde. Il s’agit d’une création soumise au regard subjectif du descripteur, d’où apparaît l’incompatibilité avec le réel. Le roman vise à ébranler le réel : voilà la poétique romanesque du Gracq.Nous ne sommes pas en train de tracer la réalité géographique de la Bretagne dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. Ce n’est pas notre but, nous voulons simplement indiquer qu’Argol est un nom géographique préexistant. Ce qui nous intéresse dans cette étude, est de traiter le toponyme comme un signe ayant un signifié et un signifiant et de voir comment le nom propre participe également de cet effet.

Argol, par ses multiples occurrences, remplit le vide que laisse l’absence des autres toponymes. Les rapports paragrammatiques qu’il entretient avec les mots clés comblent aussi le vide intérieur né de la séparation du référent. La diffusion des lettres du nom propre motive le rapport, tout en constituant un réseau sonore inscrit dans le champ graphique ou phonique de l’onomastique. Ce qui nous intrigue également, dans le cas d’Argol, c’est que graphèmes et phonèmes se correspondent presque termes à termes :

ARGOL

/argɔl/

La correspondance donne à l’aspect phonique et graphique du signifiant une valeur équivalente dans les structures du récit, à partir desquels une série de paragrammes est formée autour de l’onomastique. La cellule consonantique [R, G] est le pivot de la motivation. La première anagramme qui attire notre attention par ses multiples occurrences est le « gris ». L’incipit en témoigne. Couleur de la cendre et du brouillard, le gris est par excellence celle du ciel, de la façade du château et des marais stagnants. Il se dessine, pour la première fois, à l’horizon : « les grosses nuées grises »19 lors de l’arrivée d’Albert au pays d’Argol. Il annonce par là le climat pluvieux de la région et devient plus tard la couleur persistante du ciel. Le gris est aussi la teinte des schistes, des ardoises qui ornent l’édifice d’Argol. Il arrive qu’il soit évoqué d’une manière péjorative, en montrant le grisâtre des marais ou le « blanc grisâtre et terne »20 de la mer vide. Il n’est qu’un signe du monde vide de ce pays. Celui-ci revêt un aspect terne où disparaît toute activité de la vie. L’anagramme confère donc au lieu un caractère lugubre au centre duquel le héros prend conscience du motif obsédant du paysage et de son immobilité.

Le toponyme « Argol » est composé de deux syllabes, la première donne à lire art. Cela nous fait penser au style composite avec lequel est bâti le manoir dans le récit21. Il y a donc une sorte de correspondance entre le toponyme et sa désignation. Ce lien est renforcé par des rapports graphiques tissés avec d’autres mots indiquant les caractéristiques des lieux argoliens. « Sanglant » qui est composé par des graphèmes appartenant au toponyme dit explicitement le caractère ensanglanté du lieu. L’adjectif est utilisé une fois à la page 16 pour indiquer le sol de la salle à manger couvert par des dalles de cuivre rouge et l’autre à la page 18 pour désigner « l’éclat sanglant d’un vitrail »22. Le paragramme tient un rôle décisif dans la diégèse, il renvoie au seul événement du récit : viol de Heide en pleine forêt, à ce sang qui imprègne l’eau et dont l’épanchement crée la mort. Cela explique peut-être la première impression de l’horreur qu’Albert a manifestée à l’entrée dans cette pièce. Le sang s’avère être un facteur efficace du mouvement dramatique du récit. Il suggère le rouge, « emblème d’une mélancolie solennelle et glorieuse »23. Là encore Gracq fait coïncider le nom avec sa signification, car Argol signifie en breton « danger de périr ».

« Ouragan » est un autre paragramme inscrit dans la graphie d’Argol, et qui constitue autour de lui une série anagrammatique de menace tel qu’ : « orage ». Ceci joue le rôle révélateur de l’événement aboli par la description. En réalité, l’orage est un thème constant dans les romans de Gracq, il occupe dans Au château d’Argol une place primordiale. Il se profile à l’horizon, en annonçant toujours la proximité de quelque chose d’important. Le télégramme d’Herminien annonçant sa venue avec Heide au château et la découverte de celle-ci dans la forêt sont précédés de ce signe alarmant. Ayant un effet psychique sur les personnages gracquiens, l’orage aggrave les moments de l’attente. La page 63 décrit sincèrement l’inquiétude qui s’empare d’Albert lors de la promenade de ses visiteurs dans la forêt :

‘« Et la menace même de l’orage, partout présente dans l’inquiétante immobilité de l’air, dans la couleur fuligineuse du ciel, et dans l’angoisse qui baignait le corps entier et poussait l’âme aux frontières mêmes de la folie, était plus cruelle encore que son prochain déchaînement »24. ’

Anagramme graphique, l’orage semble le point de communication des seuls toponymes du récit qui s’articulent autour des graphèmes : O, R, A. Ces lettres motivent alors le rapport entre orage, Argol, Storrvan. Cependant, le rapport vocalique [a] souligne une modulation de l’oral vers le nasal [ã]. Storrvan est le second nom inventé par Gracq qui l’a choisi pour sa sonorité. Le toponyme fascine le regard par ce R doublement figuré qui, selon l’écrivain, est la consonne la plus originale de la langue française et de tout son registre : c’est « le son secrètement préféré par ses usagers »25. Il accorde à la phrase prononcée des appuis et des étais plus assurés. Le R semble un élément cardinal dans la motivation entre le référent et le paragramme.

L’onomastique « Storrvan », dont les éléments se propagent dans tout le récit en constituant sur le plan syntagmatique et paradigmatique une chaîne sonore, indique la forêt dans le récit d’Argol. Celle-ci produit un impact sur les sentiments des personnages. La panique d’Albert est exprimée dans une phrase mélodieuse qui comprend des éléments sonores surtout la conjonction des [or] appartenant au toponyme :

‘« Dans la forêt de Storrvan seule il n’osait s’aventurer, et l’effroi que lui avait causé l’orage de première soirée persistait toujours dans son cœur »26. ’

La répétition des lettres O, R dans « forêt », « effroi », « orage », mots clés dans le texte, en fait comme paragrammes de Storrvan. La motivation est encore renforcée par la sonorité alternative des consonnes labio-dentales f/v soit dans des mots soit dans des syntagmes : forêt/Storrvan ; s’aventurer/effroi/avait. Il est indispensable de signaler ici que l’adjectif « dormant » est inclus dans le système paragrammatique de Storrvan. Le rapport est motivé par une double conjonction en [or] et [an]. L’adjectif nous intrigue par ses multiples apparitions. Après un examen rapide des graphèmes, nous pouvons formuler par un réarrangement des lettres le terme « mort » : thématique largement traitée dans le récit. Le terme se rapporte en réalité à son incident final27. Le paragramme définit Storrvan comme un lieu triste et sauvage ou plutôt comme « un bois dormant dont la tranquillité absolue étreignait l’âme avec violence »28. La série anagrammatique ne s’arrête pas à ce point, elle s’élargit pour comprendre toutes les anagrammes composées depuis la dissémination des consonnes sifflantes en [s], discontinues en [t].

Le rare usage des toponymes dans Au Château d’Argol explique les promenades limitées d’Albert alentour d’Argol. Cependant, le parcours d’Aldo s’étend sur plusieurs villes, ce qui prouve la présence de nombreux toponymes.

Notes
17.

JOURDE, Pierre. Géographies imaginaires de quelques inventeurs de mondes au xx è siècle : Gracq, Borges, Michaux, Tolkien.Paris : José Corti, 1991, p. 199.

18.

GRACQ, Julien. Œuvres Complètes I, Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1989, p. 1146. Note no 1 concernant p. 1.

19.

Au château d’Argol. Œuvres Complètes I. op. cit.,p. 10.

20.

Ibid., p. 25.

21.

Les pages 11-15 donnent une description détaillée de l’aspect extérieur du château et précisent son style.

22.

Ibid., p. 18.

23.

Au château d’Argol, p. 14.

24.

Ibid., p. 63.

25.

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant. Œuvres Complètes II. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1995, p. 734.

26.

Au château d’Argol, p. 20.

27.

C’est sur la mort d’Herminien que se referme le récit. Albert l’a tué dans la forêt, tout en vengeant la mort de Heide. Il réalise par cet acte son rêve. C’est son double (Herminien) qui prend en charge la continuation de la quête au-delà de la vie. D’après lui la mort ne signifie pas un anéantissement mais une renaissance.

28.

Ibid., p. 16.