2- Orsenna et Farghestan

Si le nom d’Argol s’inscrit effectivement sur le territoire français, le rapport entre Argol du récit et celui du réel souligne une incompatibilité géographique. Argol vers lequel Albert se dirige désigne un pays ou une région comme le montre le récit. A l’opposé, le nom géographique indique un petit village en Bretagne. Avec Le Rivage des Syrtes, Gracq a substitué à la rareté des toponymes la pluralité des sites de même qu’il a élargi le groupe humain en le diversifiant. Le roman présente des villes fictives qui n’ont aucun rapport avec la réalité géographique en France. Elles trouvent leur origine dans la géographie ancienne. Le livre met sous nos yeux deux pays ennemis qui sont en guerre depuis trois siècles : la Seigneurie d’Orsenna et le Farghestan. La mer des Syrtes les sépare. Autour de chaque pays s’organise une série de villes. Nous éprouvons le besoin de les présenter brièvement au lecteur. La Seigneurie d’Orsenna inclut la capitale portant le même nom ; les jardins Selvaggi ; Zenta, rivière au bord de laquelle se trouve la maison des champs ; le faubourg de Borgo où est situé l’un des palais d’Aldobrandi et Bordegha. À l’extrême sud du pays, il y a la province des Syrtes et ses villes : Maremma, ville habitée ; Sagra, ville en ruines ; Ortello, un grand domaine foncier ; l’île de Vezzano sur la mer des Syrtes ; la Mercanza apparaît pendant le trajet d’Aldo vers les Syrtes29. Le volcan Tängri, les ports de Trangées et la capitale Rhages appartiennent au Farghestan. Nous avons exclu de notre étude certains noms propres qui nous semblent marginaux ou qui ont peu d’importance dans le récit30.

Le choix des noms propres désuets dit le désir de créer un monde fictif, hors d’atteinte de l’existence ordinaire. « Perdue aux confins du Sud », la province des Syrtes nommée par « l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna »31 reste un bon exemple. Les termes « Ultima Thulé » qui indiquent chez les Anciens les confins du monde septentrional créent à eux seuls ce fait et renforcent chez le lecteur cette impression. Ils provoquent le sentiment d’un bord extrême du monde. La fascination des confins mythiques et la présence du nom mystérieux augmentent le sentiment de la distance illimitée qu’évoque leur sens. Tout cela accorde à l’Amirauté des Syrtes le caractère d’un lieu fabuleux. Nombreuses sont encore les indications données qui renforcent cela. Le paysage étrange qui entoure cette ville, la rareté des routes qui la relie à la capitale, la « région à demi désertique » des alentours, la côte plate qui la borde, la mer vide, les « sables stériles »32 qui portent une civilisation riche au temps des Arabes en sont la preuve. Gracq fait coïncider ici le nom propre avec le nom commun qu’a pris ce terme. Selon le nom propre, les Syrtes rappellent le golfe de Libye, alors que le nom commun archaïque renvoie à l’idée de sables mouvants. Ainsi, la province des Syrtes dans le récit borde la mer et elle est connue par sa rive de sables. En restituant l’étymologie du mot, l’écrivain lui a redonné sa charge poétique. Le sens vient correspondre au toponyme. D’autre part, la sonorité syllabique en [s] associant « Orsenna » aux « Syrtes » et au « Sud » crée l’effet d’un monde à peine concevable, tandis que la majuscule du « Sud » célèbre la majesté géographique et énigmatique d’un pays qui tente Aldo.

Un coup d’œil attentif sur le tableau représentatif des noms propres (p. 409) concernantLe Rivage des Syrtes,nous fait voir une vérité notable. Une grande partie des villes faghriennes se composent à partir des graphèmes capitaux du Farghestan : A, R, G :

‘« Très au-delà […] s’étendaient les espaces inconnus du Farghestan, serrés comme une terre sainte à l’ombre du volcan Tängri, ses ports de Rhages et de Trangées, et sa ceinture de ville dont les syllabes obsédantes nouaient en guirlandes leurs anneaux à travers ma mémoire : Gerrha, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta »33. ’

Par leur substance sonore et leur écho, les toponymes constituent un halo poétique autour du Farghestan. Leur importance dans le récit provient de la parenté graphique ou phonique qu’ils tissent avec le référent. En réalité, leur propriété sonore nous fait distinguer les anagrammes (Tängri, Rhages, Germa, Tharagala) des paragrammes (Myrphée, Amicto, Salmanoé) qui se trouvent en résonance faible avec l’onomastique. Toutefois, la série des villes contribue à la représentation, à l’identification du Farghestan dont l’image paraît hétérogène comme l’indique la métaphore de la mosaïque dans le passage suivant :

‘« On sait peu de chose dans la Seigneurie sur le Farghestan, qui fait face aux territoires d’Orsenna par-delà la mer des Syrtes. Les invasions qui l’ont balayé de façon presque continue depuis les temps antiques – en dernier lieu l’invasion mongole – font de sa population un sable mouvant, où chaque vague à peine formée s’est vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’Orient côtoie la sauvagerie des nomades »34.’

Lorsqu’Aldo entre dans la chambre des cartes, le Farghestan se dévoile devant ses yeux. La carte étalée sur la table lui délivre l’ordre géographique de ce pays inconnu pour lui. Un volcan emblématique, des ports et une ceinture de villes dont les « syllabes obsédantes » rappellent un orient archaïque, constituent les territoires farghiens. Gracq affirme à propos d’Orsenna que le nom vient d’un prénom du roi étrusque « Porsenna », dont il a fait disparaître le p initial qui lui déplaisait35. À l’instar du bon plaisir de l’écrivain, Michel Murat tente d’établir des rapports paronymiques entre les différents noms des villes farghiennes et qui peuvent jouer un rôle d’interprétation :

‘« Pour Thargala, c’est Galgala de Booz endormi (“Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala”) ; si Myrphée ravive le souvenir de Morphée et Amicto celui de la “Fille d’Enfer”, l’Erinye Alecto, Salmanoé évoque les rois assyriens de la Bible (Salmanasar, etc.), dont la cruauté s’adoucit de la désinence féminine - (comme Arsinoé, Méroé, etc.) et de l’ombre de Salammbô. Dyrceta enfin serait une sœur orientale de la “Circeto des hautes glaces” interprétée par Julien Gracq comme toponyme »36. ’

En revanche, il propose pour le Farghestan, Tängri et Rhages (nom antique d’une ville perse, actuellement Rashet) une résonance empruntée à l’Orient hellénistique. Pourtant, Julien Gracq a refusé toute interprétation symbolique de son texte, il a affirmé avoir choisi consciemment les noms propres des villes farghiennes selon des critères « de nature purement vocale » :

‘« Pas de signification symbolique – du moins pour moi, car le lecteur en trouve parfois une. Mais beaucoup de souci de la cohérence entre les sonorités. Je me souviens qu’en cherchant des noms géographiques pour le Farghestan, dans Le Rivage des Syrtes, je pensais aux guerres de Jugurtha, dans Salluste. Il fallait que ces noms fussent famille entre eux »37. ’

Ce qui compte chez le créateur est donc la sonorité. C’est elle qui donne au texte l’harmonie et garantit un rapport intime entre la diversité des villes farghiennes. Choisir des noms géographiques pour un pays purement imaginaire a pour fonction, croyons-nous, de créer un effet de réel. Par leurs syllabes éclatantes, les villes deviennent les anaphores poétiques du Farghestan. L’onomastique compose autour de lui une série de paragrammes motivés depuis des graphèmes communs. Le réseau toponymique ne se restreint pas seulement aux noms propres, il s’élargit en organisant aussi des rapports paragrammatiques avec des noms communs. Nous remarquons que les noms de villes, dans le cas du Farghestan, sont complétés par la présence de la tribu nomade « mongole » alliée au Farghestan par le graphème G. L’alliance lui accorde, par conséquent, le caractère envahissant de ce groupe dont l’effet est manifesté tout d’abord par une présence symbolique de ses graphèmes dans les villes d’Orsenna : « Sagra », « Bordegha », « Borgo ». La présence graphique est significative, elle n’est que le signe de l’envahissement prochain du Farghestan des territoires d’Orsenna.

Le tableau que nous proposons ci-dessous représente une nouvelle distribution des noms propres du roman. Cette distribution s’articule autour des graphèmes ou des phonèmes primordiaux des onomastiques clés (soit lieux ou personnages) :

Farghestan Orsenna Vezzano Maremma Aldobrandi
Rhages
Tängri
Trangée
Gerrha
Thargala
Sagra
Borgo
Bordegha
Rodrigo
Ortello
Orlando
Orseolo
Vanessa
Salevaggi
Marino
Vanessa
Aldo
Danielo

Notes
29.

« Les Syrtes désignaient, dans la géographie ancienne, les golfes formés par la Méditerranée sur la côte septentrionale de l’Afrique ; Maremma est une plaine de Toscane ; Sagra, une montagne d’Andalousie ; Zenta, une ville yougoslave ; Borgo, une ville Corse ; Rhages, une ancienne cité perse ». MONBALLIN, Michèle. Gracq, création et recréation de l’espace. Bruxelles : De Boeck-Wesmael, 1987, p. 58. L’écrivaine a vu dans l’éclectisme des références un amalgame temporel, avec des noms référant à des sites contemporains (dont l’origine peut être très lointaine) et des dénominations qui n’ont plus cours (certains renvoient à des lieux disparus).

30.

Consulter notre tableau représentatif des noms propres dans les romans de Gracq (p. 406) pour en savoir plus.

31.

Le Rivage des Syrtes. Œuvres Complètes I. op. cit., p. 558.

32.

Le Rivage des Syrtes, p. 558.

33.

Ibid., p. 577.

34.

Le Rivage des Syrtes,p. 560.

35.

Voir Œuvres Complètes I. Notes sur la page 555, no 1, p. 1366.

36.

MURAT, Michel. Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq : étude de style I, Le roman des noms propres. Paris : José Corti, 1983, p. 64.

37.

ROUDAUT, Jean.« L’écrivain au travail ».art. cit., p. 17.