2-1 Sagra

Anagramme graphique ayant une origine dans le toponyme du Farghestan, Sagra est une ville d’Orsenna située à l’extrême sud d’un désert mort de l’Amirauté des Syrtes. Le nom tient par rapport aux autres paragrammes une importance particulière venue de son lien avec un pays adversaire. La préfiguration tient une grande signification pour Aldo, le héros et le narrateur du roman. Il voit dans la présence graphique du pays ennemi un signe précurseur de l’envahissement. La promenade solitaire qu’il a faite à Sagra lui a confirmé son intuition. Présence symbolique mais aussi révélatrice, Sagra est placé sous l’image d’une ville détruite, elle devient du premier coup l’image prémonitoire d’Orsenna. La description donnée dans les pages 612-616 en témoigne : elle montre la destruction violente de la ville. D’après lui, Sagra représente l’avenir d’Orsenna dans le présent des Syrtes. Cette ville fait voir sous ses décombres « les matériaux massifs et nobles », « les granits et les marbres » d’Orsenna, tandis que l’eau filtre partout en ruisselets sur les pierres « dans l’égouttement nonchalant qui suinte d’une fin de bombardement ou d’incendie »38. Les segments descriptifs disent clairement les ruines de la ville. Disons que le toponyme et la description se rejoignent pour jouer un rôle similaire dans le récit. Ils n’aboutissent pas seulement à la représentation du lieu, mais ils signalent un événement à produire sur le plan diégétique. Cependant, les ruines de Sagra ne sont jamais conçues par Aldo comme un signe d’inquiétude, au contraire elles paraissent comme un signe d’exaltation du paysage : 

‘« Et pourtant la tristesse même de ce soleil flambant sur une terre morte ne parvenait pas à calmer en moi une vibration intime de bonheur et de légèreté. Je me sentais de connivence avec la pente de ce paysage glissant au dépouillement absolu. Il était fin et commencement »39.’

Sagra représente, à la faveur du paragrammatisme tissé avec le Farghestan, le premier appel de la terre inconnue auquel Aldo se résigne facilement. Il n’arrive même pas à cacher son émotion devant la ville détruite et éprouve les mêmes sentiments, lorsqu’il voit les premiers signes envoyés du pays ennemi : le navire mystérieux reconnu plus tard comme celui de Vanessa et l’homme étranger qui le surveille (celui-ci est identifié plus loin comme l’envoyé du Farghestan). Ces deux éléments constituent les premiers objets d’attraction et lui ouvrent de nouvelles perspectives :

‘« Il y avait une côte devant moi où pouvaient aborder les navires, une terre où d’autres hommes pouvaient imaginer et se souvenir »40. ’

Le bateau et l’homme étranger confirment également la présence imminente de l’ennemi sur le territoire d’Orsenna. Son et lettre jouent donc sur l’essentiel et disent ce que le livre n’arrive pas à exprimer. L’événement inexprimable (l’envahissement) est renforcé par la réapparition des graphèmes emblématiques : G, R, H dans les villes d’Orsenna : Borgo, Bordegha, étant des résidences d’Aldobrandi et de Danilo. La présence graphique est prouvée, comme nous le verrons plus tard, par un acte de trahison.

Notes
38.

Le Rivage des Syrtes, p. 612.

39.

Ibid.,p. 611.

40.

Ibid., p. 616.