2-2 Rhages

Toponyme inventé, le Farghestan a été dès le début un élément de fascination. La transcription de l’onomastique sur la carte pousse Aldo à le prononcer et à ne pas se contenter seulement de le voir. L’aspect phonique souligne cependant un écart par rapport à l’aspect graphique. Cet écart est certainement dû à la lettre G qui peut transcrire à la fois le phonème [g] – car il est suivi d’une consonne H – ou le [3] – si nous acceptons le fait que le H n’a aucun intérêt phonique. Il est donc envisageable de prendre en considération la voyelle E et d’articuler le nom propre d’une autre manière. L’hypothèse reste fragile à cause de la difficulté de la prononciation. L’écart du son et de la graphie crée un vide que l’invention du nom a déjà produit. Considéré comme un objet dont le nom est interdit dans le discours, le Farghestan est désigné par « là-bas »41. Le nom inventé donne place, afin de remplir le vide qu’il a laissé, à une dissémination de ses éléments graphiques ou phoniques dans le texte. Ce qui conduit en conséquence à l’apparition de certains paragrammes. La diffraction ne se limite pas seulement à des noms propres, elle inclut aussi des noms communs et des adjectifs. Ainsi, le texte forme un réseau de paragrammes chaque fois qu’il se trouve orienté vers ce nom. Le paragramme s’intègre progressivement dans son tissu jusqu’à devenir un élément indissociable.

Ville farghienne, Rhages est considérée comme anagramme à la fois graphique et phonique, l’ambivalence de la lettre G est dissimulée ici. L’importance du toponyme provient des rapports graphiques qu’il entretient avec les autres mots clés. Outre qu’il attire sur lui une série paragrammatique très expressive, ses éléments sonores trouvent déjà un écho dans le titre. En fait, le titre du livre donne naissance au premier paragramme inscrit dans la constellation poétique de Rhages : « Rivage ». La disposition des graphèmes R-AGE ainsi que le nombre des lettres (six) manifestent la première participation du nom commun dans le réseau paragrammatique du tomponyme. Tout concourt à montrer que le mot « Rivage » ne se rapporte qu’au Farghestan. Le titre « Le Rivage des Syrtes » sert donc comme une indication de l’autre côte innommée. Dans un autre sens, le nom commun est étroitement lié au Farghestan et non pas à Orsenna. La rareté d’utilisation de ce terme dans les structures du récit, le recours aux synonymes comme « côte » et « grève », montrent l’intention de ne pas le répéter dans la texture du livre pour garder son attraction. Par ailleurs, l’histoire nous informe que c’est du rivage du Farghestan que partent les trois premiers coups de canon annonçant le déclenchement de la guerre. Un autre point de lien intriguant réside dans le fait que le nom commun et le nom propre soulignent une seconde correspondance. Tandis que « rivage » signifie « une frange extrême de terre sans cesse contestée par la mer et que le mouvement des vagues inlassablement efface et retrace, cela n’est pas un lieu mais le support spatial d’une “pulsation” rythmique qui y a lieu »42, le toponyme quant à lui indique un pays situé entre la mer et le désert. Par ce statut, le Farghestan s’apparente au rivage. La liaison est renforcée par la métaphore qui fait des habitants farghiens un « sable mouvant, où chaque vague à peine formée est recouverte par un autre ». Nous sommes aussi sensible à l’homonymie qui existe entre l’onomastique inventée « Rhages » et le mot « rage ». Ce n’est pas sans valeur que Gracq fasse correspondre le son du toponyme au mot français. La correspondance fait penser immédiatement à un état d’agression.

Étant la couleur représentative de Rhages, le rouge est associé également à son système sonore. Le paragramme qui s’attache à son référent par le [r] initial et le [3] final sert à tracer sur la carte les frontières interdites entre les deux pays combattants. La ligne rouge devient l’équivalent du danger dont le dépassement provoque l’éclatement de la guerre endormie entre eux. Couleur du sang, le rouge est de même l’emblème d’Orsenna. La chambre des cartes sollicite le regard par « une large tache de sang frais [qui] éclaboussait le mur droit : c’était un grand drapeau de soie rouge […] l’emblème d’Orsenna – qui avait flotté à la poupe de la galère amirale lors des combats du Farghestan »43. Mais le rouge emblématique est écrasé dans les mains de Piero Aldobrandi sous une autre apparition symbolique de la Seigneurie « la rose rouge » :

‘« […] il [Piero] écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d’Orsenna »44.’

Point du croisement anagrammatique : rose/OR-senna ; rouge/RhaGE, la couleur permet l’association de ces deux toponymes dont la rencontre élabore un autre paragrammeimportant : « orage ». Celui-ci appartient graphiquement aux deux champs des signifiants. La position que prennent les graphèmes dans la série onomastique détermine sa signification. Forme sensible de la conjonction, l’orage devient le signe annonciateur d’un événement à venir, il est le substitut métaphorique de la guerre à tout moment du récit. Les deux termes « orage », « guerre » apparaissent conjointement une seule fois au début du roman, quand Aldo s’oriente vers les Syrtes :

‘« “La guerre”, et les couleurs si pures du paysage autour de moi viraient à une imperceptible teinte d’orage »45.’

L’apparition conjointe a pour objectif d’identifier l’orage à la guerre, séparée du reste de la phrase par les guillemets. L’orage adopte ultérieurement le rôle de menace ; son apparition se trouve attachée à la proximité du Farghestan. Au moment où Aldo s’approche du Tängri, un bruit d’orage sourd. La répétition du terme à trois reprises en deux pages célèbre le fait que le texte se tourne vers la concentration paragrammatique à l’approche du lieu interdit. Outre qu’il met l’accent sur d’autres paragrammes tels que « nuage », « sauvage »46, le texte dit la gravité de la situation. Le jeu initial de substitution du rôle orage/guerre est très expressif, il s’éclaircit dans le chapitre 9. Lorsqu’Aldo décide de franchir la frontière farghienne, « de gros nuages d’orages »47 montent sur l’horizon et annoncent l’arrivée de quelque chose de grave. Avec le rapprochement du Farghestan, l’orage disparaît au profit de la présence de l’onomastique :

‘« Soudain, à notre droite, du côté de Rhages, le rivage vibra du cillement précipité de plusieurs éclairs de chaleur. Un froissement lourd et musical déchira l’air au-dessus du navire, et réveilla le tonnerre caverneux des vallées, on entendit se répercuter trois coups de canons »48.’

Le texte dit d’une manière métaphorique la déclaration de guerre et l’éclatement d’orage mais sans les nommer. Les deux paragrammes restent absents du discours pour laisser place au surgissement du toponyme inventé « Rhages ». Comme un orage lointain, la répercussion des canons ne résonne qu’après l’éclair. La disparition de ces deux paragrammes peut être expliquée aussi par l’association de « Rhages » et de « rivage » dans la même phrase. Remarquons qu’une seule virgule sépare les deux termes. La présence et l’absence des paragrammes (« guerre », « orage ») s’avèrent donc conditionnées par celles du nom propre. Ceux-ci sont simultanément évoqués au début du récit et disparaissent à la fin. Le paragramme, après avoir conduit à la mise en place de la diégèse, affirme Michel Murat, s’estompe. Celle-ci s’effectue au moment où un sens explicite, remplaçant une anagramme, dessine les contours du mot-thème absent.

Nous notons rapidement un autre toponyme appartenant au réseau onomastique des villes farghiennes, qui peut donner à lire la guerre dans ses graphies : Gerrha-guerre.

Notes
41.

Le Rivage des Syrtes,p. 633.

42.

MURAT, Michel. Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq : étude de style I, Le roman des noms propres. op. cit.,pp. 24-25.

43.

Le Rivage des Syrtes,p. 576.

44.

Ibid.,pp. 646-647.

45.

Le Rivage des Syrtes,p. 563.

46.

Ibid.,pp. 684-686.

47.

Ibid.,p. 740.

48.

Ibid.,p. 745.