4- Moriarmé et Falizes

Contrairement à Un beau ténébreux, Un balcon en forêt préfigure de nombreux toponymes situés dans l’Ardenne où se déroule le récit. Certains y sont étrangers comme : Brayé, nom inventé par Gracq désigne des taillis à deux kilomètres des Falizes ; Spa, ville belge à une centaine de kilomètres de la frontière franco-belge et qui ne peut être perçue depuis les Ardennes françaises. Parmi les autres toponymes correspondant à la réalité, nous relevons : Charleville, Meuse, les Buttés et les Mazures, tandis que Moriarmé est un nom fictif, dérivé des noms réels. Il vient de la contraction de Morialmé, village belge au sud-est de Charleroi, et de Monthermé, bourg situé sur la Meuse à une vingtaine kilomètres au nord de Charleville. La fusion de ces deux noms réels donne naissance à un nom irréel et réalise le dessein de s’éloigner de la réalité, tout en créant un paysage synthétique. Les noms de lieux dans le roman ne sont donc pas présentés d’une manière reconnaissable. Les éléments réels apportés à la fiction passent par une transformation pour qu’ils suggèrent des paysages recomposés, souvent fondus l’un dans l’autre.

Moriarmé est la première station dans le trajet de « Grange », le héros, où il rencontre son colonel. C’est une petite ville à partir de laquelle il doit rejoindre la maison forte des Falizes, lieu de son affectation. Le toponyme inventé attire l’attention par sa sonorité qui unit la mort à l’armée :

L’union se produit de fait par l’association des premières et des dernières syllabes des noms réels. Ainsi le nom propre organise autour de lui un champ paragrammatique motivé par la présence phonique du signifiant dans des autres mots comme le montre l’exemple ci-dessous. La série des anagrammes crée un environnement de guerre dont Grange suit la marche avec une grande indifférence :

‘« La lumière avait baissé : un large croissant d’ombre brusquement froid qui tombait de la falaise mordait déjà au-delà de la Meuse sur la rive de Moriarmé […]. La guerre ? Se disait-il en secouant les épaules d’un geste hargneux – et qui sait même s’il y a une guerre ? S’il y en avait une, on le saurait. Mais malgré lui, il se sentait nerveux ; il songeait à cette armée autour de lui comme un dormeur sur l’herbe »54. ’

L’apparition de Moriarmé dans le texte donne lieu à un investissement paragrammatique très vaste. C’est autour de la conjonction de phonèmes [o], [r] et [m] que s’articule l’espace paragrammatique : « mordait », « dormeur », « ombre », « tombait ». Le système des noms propres n’est pas clos, comme nous l’avons déjà remarqué, sur des liens internes. Il peut unir des toponymes à un ensemble de mots-clés : verbes, noms communs et adjectifs. L’articulation est aussi rendue très sensible par le verbe « mordait », dont la première syllabe constitue l’aspect phonique du signifiant « mort ». L’adjectif « dormeur », qui suggère l’état inerte de l’armée, compose également « la mort » par un réarrangement des phonèmes. Nous pouvons dire que le groupe onomastique n’est choisi que pour constituer l’anagramme absente. Le choix du toponyme n’est donc pas fortuit, puisqu’il détermine à l’intérieur de ses phonèmes le destin de l’armée. Ce qui est suggéré par l’onomastique se trouve concrétisé dans les dernières pages du récit : mort des soldats français après l’attaque violente des Allemands. Son et sens jouent ici le rôle directeur.

Nous pouvons distinguer dans le même passage une autre série paragrammatique bâtie à partir de la consonne [m] : « Meuse », « brusquement », « armée », souligné comme anagramme phonique du nom inventé. Puisque c’est elle seulement qui donne la cohésion au texte, la sonorité des noms inventés est beaucoup plus soignée. L’importance est que le nom propre soit « accepté organiquement par la phrase ou par le développement où il entre »55.

À l’instar de Moriarmé, Falizes est composé de la rencontre du nom Flize, bourg sur la Meuse, et de la Falizette, défilé au nord-ouest de la ville. Ainsi le toponyme inventé compose-t-il quelques paragrammes motivés par la présence du phonème [z] tels que : Meuse, maison à laquelle est attaché « la maison des Falizes » :

‘« La maison forte des Hautes-Falizes était un des blockhaus qu’on avait construits en pleine forêt pour interdire aux blindés l’accès des pénétrantes descendant de l’Ardenne belge vers la ligne de la Meuse »56.’

Il est nécessaire de signaler que le roman Un balcon en forêt présente un amalgame de noms propres. Notre étude se borne aux plus importants qui se rapportent directement à la diégèse. L’apparition des toponymes réels souligne, par rapport aux itinéraires de Grange, une impossibilité de localisation dans la forêt de l’Ardenne. Parfois le nom géographique se manifeste dans le récit sous la forme raccourcie, comme « Buttés »/« Les Hauts-Buttés », tout en créant de légers écarts avec la vraisemblance. Tout cela conduit à lui ôter le caractère authentique d’un récit de guerre.

Notes
54.

Un balcon en forêt. Œuvres Complètes II. op. cit., p. 25.

55.

ROUDAUT, Jean.« L’écrivain au travail ». art. cit., p. 17.

56.

Un balcon en forêt, p. 9.