III- Des liens secrets

1- Albert-Argol

Le paragrammatisme ne concerne pas seulement les toponymes ou les anthroponymes, des relations paragrammatiques lient de même le système onomastique de toponymes à celui d’anthroponymes. Le lien est élaboré soit à partir de graphèmes, soit de phonèmes semblables. Ce lien paraît clair entre Albert et le pays d’Argol : la résonance que crée la conjonction de la voyelle A initiale avec la consonne liquide en Albert, vibrante en Argol, les rend très sensibles à l’audition. En plus, les lettres A, R, L sont des éléments partagés entre les deux onomastiques. L’association de ces deux noms aide à composer le Graal qui définit la recherche d’Albert en Argol. Dans l’avis au lecteur, l’écrivain déclare que le récit présente la « version démoniaque »63 de la légende du Graal. Puisque les lieux d’Argol se présentent comme des lieux légendaires, ils attribuent aux personnages des caractères mythiques. Albert-Perceval saisit dès son arrivée la vérité de ces lieux. En Argol, il est en quête du sens de la vie et de la mort, il veut « pénétrer les arcanes les plus subtils de la vie pour en éteindre les plus exaltantes réalités »64. Il est convaincu que la vérité absolue ne peut être atteinte qu’au-delà de la vie. Car elle nécessite le franchissement des limites ; elle passe, sans doute, par la mort. La venue de Heide et d’Herminien trouble sa quête. Heide représente, dans un premier temps, Kundry, la tentatrice dont Albert refuse de céder au charme, car il veut préserver sa vie spirituelle. En revanche, la femme incarne le Graal que Perceval-Albert cherche et refuse en même temps. Herminien-Amfortas possède indûment le Graal ; le viol est la marque de la possession. Albert soigne Heide, la fait revivre et il devient désormais le serviteur du Graal. Pourtant, l’image atroce de cette nuit horrible, lorsqu’il l’a découverte violée en pleine forêt, reste dans son esprit. Désormais, il se rend compte que le Graal ne s’obtient qu’au prix du sang et de la mort. D’après lui, Herminien est responsable de cette blessure inguérissable, non avec haine mais dans une « fraternelle connivence »65. Heide et Herminien sont indissolublement unis par cette blessure, alors qu’il ne peut pas les rejoindre. Il se compare à Perceval qui ne peut pas sauver Amfortas ou arrêter le sang de couler. La blessure d’Herminien, lorsqu’il est tombé de cheval dans la forêt, représente la blessure d’Amfortas. Elle est la marque indubitable de son alliance avec Heide. Blessure et graphèmes célèbrent l’union de ces deux personnages ; c’est ainsi Heide qui prend soin de lui. Au moment où Albert entre dans la chambre d’Herminien pendant son absence, il découvre la gravure de Perceval. Elle lui livre le secret qu’il n’a jamais cessé de rechercher. Dès lors, il comprend que sa quête est vaine « non pas peut-être dans son mouvement, note Yves Bridel, mais dans son but qui reste inatteignable : la blessure ouverte ne sera jamais guérie »66. Albert reste alors dévoré par son désir du Graal, sa quête n’est plus un chemin qui le mène à la vie mais à la mort. Le mythe change de signe : il n’est plus porteur de vie mais de mort. La quête du Graal n’est plus quête du bien ; elle est la recherche du sens de la vie qui doit passer par la mort. Autrement dit, elle n’aboutit que dans un ailleurs, un au-delà des limites de la réalité.

La liquidité de la consonne [l] dans Albert et Argol fait penser à l’élément liquide qui prend divers aspects dans le récit : « mer », « rivière », « océan », « ruisseaux », « mare », « marécage », « pluie ». La valeur de la lettre liquide dans ce récit réside dans sa puissance d’évoquer l’eau, qui permet aux personnages de communier avec le cosmos :

‘« Il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant de l’élément qui les portait : leur chair parut perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux filets liquides qui les enserraient »67.’

Nous voyons ici un rapprochement des idées entre Gracq et les Surréalistes. L’écrivain ne reconnaît pas les limites qui privent l’homme de ses rêves. Pour cela, il se délivre de toutes les entraves qui musèlent son imagination et frustrent ses désirs. Son rêve de la communion avec le monde trouve son terme dans les lignes de ce texte-ci. Pour lui, les objets dans le monde cessent d’être contradictoires, ils se trouvent en communication perpétuelle. Les écrivains surréalistes ne sont pas loin de cet objectif, ils considèrent la surréalité comme le lieu de la résiliation des contraires. L’univers n’est donc plus perçu comme en contradiction. À ce propos André Breton affirme qu’« il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le future, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement »68. Le rêve de Gracq et du Surréalisme s’investit donc dans la rêverie aquatique. Et c’est le langage poétique qui entre en possession de ce projet.

Notes
63.

Au château d’Argol, p. 4.

64.

Ibid., p. 9.

65.

Ibid., p. 68.

66.

BRIDEL, Yves. Julien Gracq et la dynamique de l’imagination. Lausanne : l’Age d’Homme, 1981, p. 72.

67.

Au château d’Argol, p. 46.

68.

BRETON, André. Second manifeste du Surréalisme 1930. Œuvres Complètes I. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 781.