Chapitre 2
Topographies gracquiennes

Il est évident que l’objet de la géographie est l’espace. Louis Poirier, comme nous l’avons déjà mentionné, est tout d’abord professeur de géographie avant de devenir écrivain. Cette autre activité ne le distrait pas de son premier métier, les espaces naturels, urbains ou les lieux construits occupent une grande place dans ses écrits littéraires ou critiques. Les géographes le considèrent parmi les rares écrivains pour qui le paysage et les lieux sont l’objet d’une célébration constante. Ils lui accordent une importance particulière au sein des romanciers du XXe siècle, cette importance est due certainement à sa formation géographique. Ainsi, l’écrivain ne s’attarde-t-il pas à imprégner son écriture littéraire par son savoir géographique. Les connaissances scientifiques sont donc mises au service de la littérature ; nous trouvons, chez lui, des notions techniques empruntées à la géomorphologie et à la géologie. Celles-ci, en conservant dans la description des lieux leur valeur explicative, visent à tracer les signes d’un rapport avec le monde. Gracq y recourt pour deux raisons : présenter les différents aspects de ses paysages et dévoiler le rapport existant entre l’homme et l’univers.

D’après Jean Le Men, toutes les sociétés fournissent aux hommes (qui les constituent) une vision de l’espace à partir de laquelle un lien naît entre l’homme et le cosmos. En revanche, l’espace anthropologique « est structuré en fonction de données qui ont deux origines apparemment opposées et peu conciliables : des faits géographiques d’expérience quotidienne (mouvements des astres, direction des vents, présence de reliefs ou de mer, etc.) et des faits d’organisation sociale qui se trouvent alors transposés dans le monde »72. Par opposition aux romanciers du roman engagé et du Nouveau Roman annonçant le divorce de l’homme et du monde, Gracq aspire à renouer avec « ces noces rompues »73 de l’homme et du monde. Pour cela, le paysage, surtout le paysage naturel, prédomine, il constitue la première thématique végétale de la « plante humaine ». Des liens d’alliance, d’échange se forment dans son écriture romanesque entre l’homme et le monde, tout en élaborant cette sorte de mariage :

‘« […] ce qui me frappe, c’est une exclusion délibérée et systématique. L’exclusion de cette espèce de mariage, mariage d’inclination autant et plus que de nécessité, mariage tout de même confiant, indissoluble qui se scelle chaque jour et à chaque minute entre l’homme et le monde qui le porte, et qui fonde ce que j’ai appelé pour ma part la plante humaine »74. ’

Le lexique géographique que Gracq utilise pour décrire ses lieux donne sens aussi à sa fiction. Il élabore la trame du récit. Loin d’être une simple pause dans le mouvement narratif, comme dans la littérature des Anciens, la description gracquienne devient en quelque sorte le relais d’une narration classique. Elle pourrait déceler des événements à venir, car elle ne se contente pas d’évoquer l’objet, le lieu ou le paysage. Au contraire, elle les décompose, en montrant leurs grands mouvements. Le lecteur, en examinant cette décomposition, doit deviner l’événement. D’après Marc Brosseau, la description constitue plus que des lieux du texte où vient s’accumuler l’ensemble des informations de la narration, elle relance le récit ou le fait sortir de sa fiction. Lorsque l’homme cherche à révéler des signes, voire des présages, le paysage apparaît comme une suite de véritables objets herméneutiques. Il s’agit d’un dialogue incessant entre lui et le paysage, et le rôle de l’homme est de déchiffrer les signes. Ce dialogue conduit à définir le rapport entre sujet et objet de désir. L’écriture de Gracq questionne le monde et s’interroge sur ses appels, elle met en lumière le véritable rapport entre l’homme et l’espace, l’homme et la nature. Elle détermine ensuite ce rapport comme un assujettissement du premier par le second. Voilà l’image que Gracq a donnée à la condition de l’homme, quand il l’a placé au centre de son esthétique. Cette question ne se rapporte pas seulement à un aspect de l’écriture romanesque de Julien Gracq, plusieurs disciplines scientifiques de son temps l’abordent aussi. Tandis que les philosophes la traitent à travers une réflexion ontologique ou phénoménologique, Gracq s’approche de ce problème à partir d’expériences plus concrètes et physiques75.

D’après l’écrivain, ce qui distingue l’œil du géographe, c’est la capacité de saisir et de cerner le style du paysage. Michel Murat, dans L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq, nous parle de « deux regards divergeant en une sorte de strabisme » caractérisant l’œuvre de l’écrivain. Un de ces regards serait « analytique et intellectuel », et trouve un support dans les domaines scientifiques :

‘« La géométrie des points cardinaux, des dimensions et des directions de l’espace ; la morphologie, qui décrit les accidents et les formes visibles, et la géologie, qui permet d’interpréter le cryptogramme »76. ’

Ces sciences permettent de comprendre l’histoire que recèle le paysage. C’est pour cela que nous choisissons d’étudier dans cette section les termes géographiques. Le regard géographique fait de Gracq un des écrivains « presbytes » dont il parle dans Lettrines. Ces derniers sont connus par leur regard de loin et leur admiration pour les paysages vastes, ils « savent saisir les grands mouvements d’un paysage, déchiffrer la face de la terre quand elle se dénude »77. Le deuxième regard dont parle Michel Murat est celui de l’accumulation. Ce regard cerne moins l’objet qu’il ne s’enroule autour de lui. Pourvu d’un œil précieux, le personnage gracquien regarde avec attention la face de la terre et cherche, soit en mouvement soit dans l’immobilité, à déterminer la configuration des lieux. Le lecteur est donc appelé à dégager les traits caractéristiques de l’espace gracquien à partir de données purement géographiques.

Notes
72.

LE MEN, Jean. L’Espace figuratif et les structures de la personnalité. Paris : Presses Universitaires de France, 1966, p. 14.

73.

GRACQ, Julien. Pourquoi la littérature respire mal. Préférences. Œuvres Complètes I. op. cit., p. 879. Le terme de la « plante humaine » est repris aussi dans Les Yeux bien ouverts. Cela montre l’intérêt que l’écrivain attribue à ce genre de vie végétative donné à ses personnages.

74.

GRACQ, Julien. Pourquoi la littérature respire mal. op. cit., p. 879.

75.

Voir NAGAÏ, Atsuko. « Julien Gracq et la géographie humaine », in BOULOUMIE, Arlette et Isabelle TRIVISANIE-MOREAU (dir.). Le Génie du lieu : des paysages en littérature. Paris : Imago, 2005, p. 295.

76.

MURAT, Michel. L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq. Paris :José Corti, 2004, p. 14.

77.

GRACQ, Julien. Lettrines. Œuvres Complètes I. op. cit., p. 160.