1- Lecture géométrique de l’incipit

En se dirigeant vers Argol, Albert ne cesse de repérer les éléments qui constituent le paysage. Il jette un regard profond sur tout ce qui l’entoure, au point qu’il prend possession visuellement des lieux. Chaque lieu naît sous son regard, rarement sous le regard des autres personnages. Son regard n’est pas fulgurant mais perçant. Au fur et à mesure qu’il s’avance, l’espace se dévoile devant ses yeux. Le regard, en parcourant l’espace, s’arrête parfois en face du château et le décrit. La description paraît riche des termes géométriques :

‘« Le château se dressait à l’extrémité de l’éperon rocheux que venait de côtoyer Albert. Un sentier tortueux y conduisait »80.’

Les premières pages d’Au château d’Argol se caractérisent par l’accumulation des termes géométriques qui précisent des positions particulières et gardent la configuration d’ensemble. Ce processus se traduit tout d’abord par l’emploi des verbes tels que « se dressait », « enserraient » ou du participe présent « surplombant ». Nous trouvons aussi la fréquence des verbes de mouvement comme : « s’étendre », « relever », « surélever », « s’élever ». Le relief et la géométrie, loin d’être dispersés en vrac, s’imbriquent pour former un fond solide. Le jeu d’énumération ne se limite pas exclusivement à l’utilisation des verbes, des substantifs et des adjectifs appartenant à la géométrie sont mis encore au service de l’espace de fiction : « angle », « cercle », « demi-cercle », « ovale », « équerre », « ligne horizontale ou verticale »81. Tous ces termes ont pour fonction de situer les éléments spatiaux les uns par rapport aux autres, et dans le paysage. Cette combinaison permet de résumer, comme le note Michèle Monballin, « l’allure architecturale de [l’] édifice et de conserver à la description son caractère presbyte »82. Il s’agit du manoir au sommet, à « l’extrémité de l’éperon rocheux », au flanc d’abîme, aux épaisses murailles, à haute façade dont le sommet applique contre le ciel une ligne horizontale et dure. Ainsi, le regard d’Albert s’arrête longuement sur l’aspect extérieur du château, il distingue aussitôt la tour « ronde » du guet de la tour « carrée » qui rejoint la façade par un de ses « angles ». Celle-ci est couverte « d’un toit d’ardoise en forme de pyramide élancée ». Les formes et la disposition des fenêtres ne sont pas moins frappantes. Elles se trouvent à des hauteurs inégales. Les fenêtres basses ont une forme « rectang[ulaire] et très allongée », celles du haut sont constituées par des « arcs d’ogive », tandis que « d’élégants frontons triangulaires » ornent le second bâtiment bâti dans le goût italien. Gracq ne cherche pas seulement à restituer le lieu, mais à lui donner une existence par sa projection en des formes combinées : ronde, carré, rectangle, angle triangle. La géométrie se montre la seule puissance capable d’accorder la solidité à l’espace par une structuration quasiment abstraite. La description géométrique donne au château une allure objective, mais cela n’empêche pas l’apparition des épithètes chargées d’une subjectivité : l’ouverture des fenêtres paraît au personnage voyageur « frappante » ; leur distribution étant « étonnante », certaines ressemblent à un « soupirail inquiétant », d’autres font un « contraste accablant »83 avec la façade. Subjectivité et objectivité sont simultanément mêlées : d’après Annie-Claude Dobbs, le regard d’Albert est constamment corrigé par celui de l’auteur qui intervient sous le statut d’un narrateur extérieur. Puisque le regard est double, il y a une déformation optique ; la vision est successivement floue et précise, ce qui attribue à l’espace le trait de l’instabilité dans la représentation.

La voûte, qui nous donne à voir une construction en demi-cercle, devient la forme appropriée aux fenêtres et aux plafonds. Cette forme est attachée bien entendu à l’architecture médiévale, surtout aux châteaux et aux églises. La salle du manoir dans Au château d’Argol se distingue des autres pièces de l’édifice par sa forme voûtée. La chambre des cartes, dans laquelle Aldo trouve l’objet de son désir (le Farghestan), est encore construite sous la forme d’une voûte. Cette forme caractérise également la forteresse de l’Amirauté des Syrtes :

‘« Les hautes époques d’Orsenna avaient laissé leur chiffre à ces voûtes basses et énormes, où circulait un souffle d’antique puissance et de moisissure »84.’

C’est sous ces voûtes qu’Aldo s’abandonne à sa réflexion. Même les arrière-salles ruinées de Sagra n’échappent pas à cet aspect. La récurrence de cette forme dans toute l’œuvre de Gracq nous amène à nous interroger sur cette préférence. La voûte reste avant tout attachée au ciel et devient à vraie dire son symbole. Dans les écrits de l’écrivain, cette figure se rapporte tantôt au plafond tantôt aux fenêtres, c’est-à-dire qu’elle caractérise la hauteur et l’ouverture. Le véritable intérêt de cette évocation ne réside pas uniquement en cela. Nous ne croyons pas que Gracq se désintéresse de ces données descriptives. À l’opposé, c’est une manière pour provoquer l’esprit du lecteur sur le rapport qui existe entre le ciel et la terre. Sachons que les voûtes sont bâties sur une base carrée. Le lien entre les lignes courbes du sommet et les lignes droites de la base symbolise l’union du ciel et de la terre auquel l’écrivain appelle dans ses écrits. Les fenêtres en voûte semblent d’ailleurs les lieux de la contemplation qui permettent l’évasion vers le monde extérieur. Lieux du regard, elles sont aussi les lieux où l’intérieur et l’extérieur se rencontrent.

Notes
80.

Au château d’Argol, p. 10.

81.

Au château d’Argol, pp. 9-19.

82.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 34.

83.

Au château d’Argol, pp. 10-12.

84.

Le Rivage des Syrtes, pp. 567-568.