2- Géométrisation de la nature

Parmi les perceptions sensorielles, le privilège reste réservé à la vision. La vue dans le cas de la description est toujours en éveil. L’homme décrit en parcourant l’espace de son regard. Ainsi le regard humain suppose-t-il que la terre au lieu, d’être plate se manifeste avec du relief, de la profondeur et de la perspective. Le regard du voyageur d’Argol qui s’étonne de la façade du manoir, ne s’attarde pas à géométriser la nature. Il balaie l’espace qui s’étend et se prolonge devant lui. Et il lui impose certains principes d’organisation qui sont la géométrie, la topographie et la dimension :

‘« A l’horizon le terrain semblait se relever par un grand pli en une sorte de chaîne basse où l’érosion avait découpé trois ou quatre pyramides surélevées. Le soleil à son déclin colorait alors d’un jaune magnifique l’herbe rase de ses montagnes »85.’

Plus loin, nous trouvons ce passage :

‘« A l’horizon du sud s’étendait le haut pays de Storrvan. Depuis le pied des murailles la forêt s’étendait en demi-cercle jusqu’aux limites extrêmes de la vue »86. ’

« Pyramides », « demi-cercle » ainsi que les chiffres « trois » et « quatre » sont des vocables que les géomètres utilisent fréquemment dans leur domaine scientifique. De ce fait, l’espace apparaît réductible à des dénominateurs géométriques qui s’observent dans leur confrontation et dans leur solidité. La géométrie semble ici envahir l’œil pour créer un espace à la solidité organique. Mais réduire l’espace à sa géométrie n’a rien d’« absurde », il traduit, selon Michèle Monballin, « son sens intime »87. Il dit également ce qui fascine, dans l’univers fictif, les êtres gracquiens et explique l’expérience et l’imaginaire de Gracq. Tout dans la nature devient susceptible d’être géométrisé sous sa plume. Quant à l’observateur, il s’avère victime de ce charme naturel :

‘« Peu à peu les arbres sortaient confusément du brouillard et, comme dépouillés par un unique privilège de toute qualité particulièrement pittoresque, imposaient seulement à l’âme à peine éveillée la pure conscience de leur volume et de leur harmonieux foisonnement au sein d’un paysage où la couleur paraissait perdre entièrement son pouvoir ordinaire de localisation, et s’inscrivait seulement au bord de ces eaux calmes, pour l’œil débarrassé par le miracle de ce que le travail ordinaire de la perception contient toujours de réduction à l’absurde, la conjonction apaisante et quasi divine du plan horizontal et de la sphère. Et la nature, rendue par la brume à son intime géométrie, devenait alors plus insolite que les meubles d’un salon »88.’

Dépossédés de leur fonction naturelle, les arbres lointains charment l’œil par leur « volume » et leur foisonnement au sein du paysage. Le charme ne s’exerce pas seulement sur le voyageur, mais aussi sur l’auteur. L’emploi de l’italique traduit cet envoûtement et accentue la soumission aux signes géométriques dans la représentation de l’espace. Par là, Gracq met l’accent sur un mot clé qui est essentiel dans la phrase. À propos de l’italique, il nous informe que s’il met un terme géographique en italique, c’est pour dire qu’« [il] n’a pas de meilleur mot que le mot savant pour exprimer ce qu’[il] veu[t] dire »89. L’italique devient aussi un mode d’excuse.

L’avenue qu’Albert et Heide suivent un jour en pleine forêt est remarquable par sa « majesté géométrique »90. Elle est « large et verte, recouverte à plus de cent pieds de haut par la voûte des branches » ; la « rigidité de sa direction s’imposait clairement à l’œil au milieu de tous ces accidents naturels » ; « l’exagération indubitable de ses dimensions »91 constitue une autre cause de surprise pour le regard. Cette avenue est chargée d’une grande puissance de suggestion, son cheminement dirige les personnages vers l’événement. Par ces manifestations, l’espace se dévoile et marque l’état affectif des promeneurs. Pour expliquer l’influence que ce paysage opère sur eux, l’écrivain intervient : « Il me serait difficile de faire bien comprendre au lecteur l’impression que Heide et Albert ressentirent devant cette manifestation très exactement incongrue des efforts conjugués de la nature et de l’art si l’on ne discerne que le motif le plus probant de l’oppression ». Puisque le contenu du récit gracquien existe dans le paysage, celui-ci se modèle, selon Marie Francis, à l’image de la fiction. Les pages 72-77 produisent tous les termes géométriques et géographiques que Gracq utilise dans la description de cette allée. Nous nous attardons ici sur le mot « géométrie » qui appelle à l’emploi de la dérivation : le nom « géomètre » et l’adjectif « géométrique ».

Le héros gracquien est en recherche perpétuelle du centre où les contradictions pourraient être résorbées. Ce centre porte également des traits géométriques. Du haut de l’Hôtel des Vagues qui surplombe la courbe du paysage, Gérard, dans Un beau ténébreux, l’identifie :

‘« Je cherche à cette courbe parfaite un centre géométrique, le noyau brûlant où convergent les rayons de cet hémicycle »92.’

Nous sommes surprise par la multiplication des termes géographiques dans une phrase courte mais importante : « courbe », « géométrique », « hémicycle ». Cela reflète certainement l’intention de Gracq d’utiliser le langage scientifique dans la représentation du paysage. La géographie atteint ici sa pleine justesse, lorsqu’elle intègre deux éléments essentiels : l’altitude et la profondeur. Du haut de l’édifice, Gérard s’enfonce dans l’altitude même, en jetant un regard profond sur l’espace qui s’étale devant lui. La confusion entre ces deux facteurs exprime le désir de la possession du monde. Ce qui veut dire que le champ optique du guetteur vise à la pénétration du centre du monde.

Si la linéarité permet dans le cas d’un lieu architectural de déterminer son allure, dans le cas de l’écriture, elle « infléchit […] le procès de représentation dans le sens d’une stylisation picturale »93. En ce sens, nous avons le droit de parler de Gracq comme « peintre paysagiste »94 ; autrement dit, Gracq écrit en peintre. La comparaison du paysage d’Argol avec une « estampe japonaise » montre bien ce fait :

‘« Là des pins parasols allongés en une mince ligne sur la crête contre le soleil couchant semblaient souligner de leur ramure horizontale et élégante le dessin du coteau et donnaient pour un instant au paysage la légèreté inattendue d’une estampe japonaise »95. ’

Cet effet est produit à la faveur de l’épure géométrique à laquelle est soumise la description gracquienne. Le travail du voyageur-observateur consiste donc à restituer l’espace, en le réduisant à ses lignes. Voilà la manière que l’écrivain adopte pour décrire l’espace de la fiction.

Notes
85.

Au château d’Argol, p. 10.

86.

Ibid.,p. 16.

87.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 35.

88.

Au château d’Argol, p. 72.

89.

GRACQ, Julien. Entretien avec Jean-Louis Tissier. Œuvres Complètes II. op. cit., p. 1206.

90.

Au château d’Argol, p. 74.

91.

Ibid., p. 73.

92.

Un beau ténébreux, p. 131.

93.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 34.

94.

HELLENS, Franz. art. cit., p. 225.

95.

Au château d’Argol, p. 10.