II- Structuration d’un espace

Défini comme un espace géométrique, l’espace dimensionnel sera ici notre point de départ pour déterminer les structures de l’espace fictif dans les romans de Gracq. Il est, pour Jean Le Men, la meilleure expression de la maîtrise de l’homme sur le monde. L’espace géométrique est euclidien, et « ne peut être conçu que pour autant que l’individu prenant ses distances vis-à-vis de lui-même arrive à se percevoir comme un objet au milieu des autres ». C’est en quelque sorte la preuve de « la maîtrise de l’esprit sur le monde des objets et les forces de la nature »98. Le recours à l’espace dimensionnel pourrait expliquer l’attitude de Gracq devant le monde, il témoigne de la vraie intention de créer un rapport avec le cosmos. Et l’espace anthropologique semble le meilleur médiateur entre l’homme et l’univers.

À l’aide du tableau de spatialité de Greimas que nous reproduisons ici, nous essayons de déceler les indices géométriques relatifs à la dimension99. Ceux-ci caractérisent ainsi la description gracquienne :

À l’entrée du château d’Argol, Albert est frappé par « l’anormale disposition » dominant l’intérieur. Cette impression est due effectivement à la hauteur de ses salles et à l’altitude de ses fenêtres. La description qui s’étend de la page 13 à la page 17 montre bien ce fait. Elle comprend toutes les notions euclidiennes célébrant les dimensions. Nous nous arrêtons sur certains exemples : « haute salle voûtée », la salle à manger « longue et basse ». Ainsi le grand salon semble-t-il :

‘« sensiblement plus vaste que les autres pièces du manoir. Mais surtout sa hauteur était au moins triple : le plafond en paraissait constitué par la terrasse supérieure du château, et la pièce présentait le volume d’un vaste puits couvert qui eût perforé de haut en bas tout l’édifice ». ’

C’est en raison de cette altitude horrible que le mobilier semble écrasé. Les chambres situées dans la partie haute du château sont remarquables par la « longue rainure horizontale, large de trois pieds »100. L’altitude crée un effet étouffant chez le visiteur et devient un élément nourrissant son angoisse. Le motif de la hauteur élabore en effet un espace difficile à combler par le regard. Néanmoins, rendre l’architecture à ses lignes horizontales et verticales (autrement dit le réduire à l’état primaire précédant sa construction) conduit à révéler le dessin (plan préparatoire) qui préside à sa genèse. Le visiteur en restituant l’espace, le ramène à ses lignes et dévoile son dessin intérieur. Il imagine la genèse, le projet de la construction. Dans un certain sens, il se montre comme un créateur qui forme et construit l’espace.

La dimensionalité marque aussi les personnages de Gracq et précise leur position dans le milieu où ils apparaissent :

‘« Dans le paysage miroitant que composaient ces longs reflets mouillés, dans l’horizontalité toute-puissante de ces bancs de brume, de ces vagues plates et lisses, de ces rayons glissants du soleil, elle [Heide] surprit l’œil tout à coup par le miracle de sa verticalité »101.’

Heide, par cette « verticalité », ne charme pas seulement l’œil, elle laisse aussi une marque sur l’espace qui réduit lui-même à un plan. Verticalité et horizontalité s’harmonisent ici parfaitement pour mettre en lumière le paysage maritime.

Notes
98.

LE MEN, Jean. op. cit., p. 16.

99.

GREIMAS, Algirdas Julien. Sémantique structurale. Paris : Presses Universitaires de France, 1986, p. 33.

100.

Au château d’Argol, pp. 13-17. C’est nous qui soulignons les expressions géométriques dans l’exemple.

101.

Au château d’Argol, p. 45.