III- Les points cardinaux des romans

1- Le Farghestan : au sud ou à l’est ?

Il est clair que l’histoire racontée dans Le Rivage des Syrtes se déroule dans un monde imaginaire, en un temps imprécis et sans référent préexistant. Certes le texte se réfère quelquefois à des temps, à des lieux réels, mais ils restent hors du texte. Venise, Maremma et les Syrtes sont des références réelles détournées de leur sens pour qu’elles se réorganisent en un univers imaginaire indépendant. Cela ne signifie pas que le monde imaginaire reste sans cohérence. Au contraire, il est comme le définit Pierre Jourde :

‘« Un ensemble cohérent, une forme particulière et non une collection de lieux. Cela signifie que l’espace n’y a de sens que par ce qui lui donne cette forme : ses limites, et par l’interaction de ses différentes parties »102. ’

Un lieu prend sens donc par rapport à sa relation de voisinage avec l’autre, jamais seul. C’est de cette relation qu’il tient sa raison d’être. L’espace imaginaire est aussi, comme l’affirme cet auteur, une structure. À partir de cette relation, nous essayons de localiser les lieux gracquiens les uns par rapports aux autres et de montrer certaines de leurs structures.

Il nous semble nécessaire de mentionner de prime abord l’ambiguïté qui enveloppe l’univers de Gracq. Ambiguïté qui se manifeste dès les premières pages du récit avec cette déclaration du narrateur :

‘« La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna ». ’

Nous pouvons comprendre qu’Orsenna se trouve au nord, l’Amirauté des Syrtes au sud. Une contradiction se dégage de cette disposition. Tandis que la Syrte réelle désigne des golfes méditerranéens situés au nord de l’Afrique et plus exactement en Libye, celle de Gracq indique une province à l’extrême sud. D’autre part, Ultima, contrée des navigations romaines, montrant le nord par excellence sert ici à indiquer le sud. Ce contraste géographique tend à la fois à désorienter le lecteur et à contredire la réalité. Pourtant, ce n’est pas la seule occurrence dans le récit, l’interversion entre sud et nord se répète également entre l’est et l’ouest. Maremma est, affirme Michel Dentan, la bordure occidentale du Latium, elle montre le côté est d’Orsenna. Elle est en face de la mer d’où proviennent perpétuellement les bruits emplissant la ville. Contradiction qui brouille l’esprit du lecteur et met immédiatement en vedette les deux directions essentielles dans le récit : le sud et l’est. Nous avons appris qu’Aldo, en quittant Orsenna (au nord), se dirigeant au sud, trouve « un grand charme »103 à s’engager vers cette destination ignorée. Le charme s’attache en effet à ce qui est au-delà de la mer des Syrtes, de l’autre côte : le Farghestan. Le premier parcours vers les Syrtes place les deux pays combattants face à face : Orsenna au nord ; le Farghestan au sud ; la seule frontière qui les sépare est la mer. C’est ainsi après avoir consulté la carte que les lieux semblent se localiser :

‘« Devant moi s’étendaient en nappe blanche les terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la délicate guipure des flèches des lagunes. Parallèlement à la côte courait à quelque distance, sur la mer, une ligne pointillée noire : la limite de la zone des patrouilles. Plus loin encore, une ligne continue d’un rouge vif : c’était celle qu’on avait depuis longtemps acceptée d’un accord tacite pour ligne frontière »104.’

Le trajet du narrateur vers « les confins » ainsi que « la route du sud » aboutissant aux Syrtes, déclarent dès l’incipit le sud comme un axe d’exaltation. Le sud devient aussitôt le point d’aimantation. Sa puissance d’envoûtement ne provient pas du fait qu’il constitue la destination du héros, mais de ce qu’il lui offre. C’est aussi du haut de la forteresse qu’Aldo fixe son regard dans cette direction, c’est-à-dire sur l’horizon de la mer et détermine l’objet de désir : le Farghestan, que Marino nomme « le mirage du sud ». Le sud forme alors un ensemble de significations. C’est un lieu de révélation et de promesse d’où quelque chose sera dévoilé. Disons que le premier parcours d’Aldo vers les Syrtes porte le caractère d’un voyage initiatique. Il serait sans aucun doute suivi par d’autres. Emporté dans cette course exaltante, Aldo se sent : « baign[é] pour la première fois dans ces nuits du Sud inconnues d’Orsenna, comme dans une eau initiatique […] comme on s’avance les yeux bandés vers le lieu de la révélation »105. Le « Sud » est donc le lieu de la révélation, associé fortement à l’idée de la mort et de la naissance. La métaphore aquatique et la combinaison de la mer immobile avec la vie retirée du rivage des Syrtes en témoignent. Cette direction est le lieu du dépouillement, et c’est là que réside sa force d’attirance. Cela est déterminé encore une fois pendant la visite des ruines de Sagra qui révèle à la fois l’aspect mortel et exaltant du sud :

‘« Au-delà de ces étendues de joncs lugubres s’étendaient les sables du désert, plus stériles encore, et au-delà […] derrière une brume de mirage étincelaient les cimes auxquelles je ne pouvais plus refuser un nom ». ’

L’origine de cette contradiction se rapporte au Farghestan, considéré à la fois comme un pays de fascination et de gravité. La contradiction est renforcée par un autre contraste, lorsque nous savons que le désert sépare aussi les pays ennemis. Par une voie terrestre, les cimes du Farghestan se dessinent derrière l’horizon du désert et fascinent le promeneur. Bref, le sud apparaît comme « un magnétisme secret » qui oriente Aldo dans « la bonne direction »106.

Il n’est pas gratuit, croyons-nous, que l’itinéraire du narrateur se déroule du nord vers le sud. Selon la disposition cartographique usuelle, le nord est en haut, le sud en bas. Cela signifie que l’itinéraire d’Aldo correspond à une descente. Nous nous demandons ici si la descente n’est-elle pas le premier indice de la chute du pays d’Orsenna ? Ne dessine-t-elle pas antérieurement l’avenir de la Seigneurie ? D’ailleurs, tous les lieux évoqués sont mis sous le signe de la destruction. Les trois villes, Orsenna, Maremma, Sagra, qui s’échelonnent du nord au sud dans un rapprochement progressif vers le Farghestan, restent un bon témoignage de l’écroulement. La description souligne, par rapport à leur rapprochement du pays ennemi, une divergence évidente. Orsenna semble, dans le récit, « une ville menacée, une croûte rongée croulant par grands pans sous un pas trop lourd dans ces marécages »107. Ville morte, Maremma « était la pente d’Orsenna, la vision finale qui figeait le cœur de la ville, l’ostension abominable de son sang pourri et le gargouillement obscène de son dernier râle »108, alors que Sagra incarne le terme de l’agonie. Si Maremma, affirme Pierre Jourde, représente l’image de la décomposition d’Orsenna, Sagra en est le squelette. Cela est parfaitement confirmé à travers l’excursion vers Sagra, explicitement donnée comme un prolongement vers le sud depuis la forteresse :

‘« J’avançais, par l’étroite tranchée qui coupait les tiges sèches, dans un froissement d’osselets qui faisait vivre sinistrement ces solitudes […], je marchais toujours plus alertement vers le sud »109.’

Sagra, qui permet de voir depuis son étendue déserte les cimes auxquelles Aldo ne peut plus refuser un nom, trace non seulement par cette disposition son destin, mais aussi celui des autres villes de l’Amirauté. La cité la plus proche du Farghestan donne l’image d’un lieu en proie à la mort. Il y a donc un glissement d’Orsenna à Sagra, ou plutôt une chute. Au moment où le voyageur s’approche de ce pôle attirant, la destruction se montre plus claire. La proximité de l’axe du sud correspond à la mort. Par opposition aux villes lagunaires d’Orsenna, Rhages, la capitale du Farghestan et le pôle d’attraction, est bâtie sur une pente d’où provient son effet d’attirance. Par là, elle s’oppose à l’horizontalité des villes d’Orsenna ; son mouvement conquérant d’escalade est à l’inverse de celui de descente d’Orsenna.

Mais le pôle magnétique du sud est perturbé par l’apparition d’un autre axe rival qui est celui de l’est. La nouvelle direction permet aussi la vue du Farghestan depuis une voie maritime. Ce qui engendre la transformation de la topographie du récit. Multiples sont encore les indications qui manifestent l’importance de cet axe par rapport au Farghestan. Certaines le situent ainsi dans ce côté. Le premier signe vient de la route du sud même qui longe en grande partie la côte :

‘« Sur la gauche, à peu de distance de la route, la mer de joncs venait border des vasières et des lagunes vides, fermées sur le large par des flèches de sable gris où des langues d’écume se glissaient vaguement sous la brume »110. ’

Cela situe la mer et le Farghestan sur la gauche, c’est-à-dire sur l’est. Cette position est confirmée par le narrateur lui-même, quand il indique, durant ce long trajet, la montée de la nuit de l’est. La direction de l’est est illustrée encore une fois par deux balades maritimes. Contrairement à l’excursion à pied de Sagra qui met en lumière le sud, celle d’Aldo avec Vanessa vers l’île de Vezzano (située au large de Maremma) se place sous le signe de l’est :

‘« Vanessa m’entraînait maintenant rapidement vers une colline assez raide – la seule saillie de ce plateau nivelé – qui se profilait devant nous en avant des falaises, dans la direction de l’est »111. ’

Du sommet de l’île, Aldo voit clairement Tängri. Ensuite, lors de la croisière décisive, le Farghestan se dévoile de l’est devant les yeux d’Aldo et ceux de son équipage. Le texte nous dit que le navire Redoutable, en quittant le port des Syrtes, suit les chenaux des vasières côtières. Aucune indication n’est donnée à propos de la direction exacte du bateau. Le lecteur reste dans la confusion. Au fur et à mesure de l’avancement de la lecture, il apprend que les lumières de Maremma apparaissent « par le travers », « basculèrent sur la droite »112 et que le navire oblique vers le large. L’expression « Par le travers » signifie, en terme de marine, dans une direction perpendiculaire à l’axe longitudinal du bateau. Cela veut dire que le navire doit donc virer sur la gauche pour prendre la direction de l’est. Et comme le navire dépasse Maremma et son îlot, un autre indice apparaît. À l’évidence, lors de la transgression définitive de la frontière des patrouilles, « le navire filait toujours plein est ». Et au moment où Tängri se dessine à l’horizon, Aldo commande la « route à l’est » pour aller « voir en face »113. La question qui se pose maintenant : où se situe le Farghestan : au sud ou à l’est ?

Les processus de désorientation perturbent le lecteur jusqu’aux dernières pages. Le rapport de police sur les « caravaniers de l’extrême Sud » annonce les premiers signes de l’invasion des Farghiens. Mais les caravaniers parlent des nomades chassés des « pâturages d’hiver situés loin dans l’est », par des détachements farghiens suivis de l’armée farghienne qui avance en « contournant la mer des Syrtes par l’est en direction de la frontière »114. Le rapport promet de perturbation et trouble la localisation exacte de la mer et du Farghestan. La confusion des données topologiques conduit, par conséquent, à l’équivoque topographique. Certes, le sud et l’est restent les deux seules directions qui dirigent l’univers du Rivage des Syrtes, mais l’incertitude de la disposition des lieux oriente mal le lecteur. Celui-ci trouve une difficulté à localiser exactement les lieux de ce récit et à déterminer ses structures. Plusieurs critiques tentent de fixer ponctuellement la place du Farghestan et de la mer, mais leurs avis divergent. Michèle Monballin contredit par exemple l’affirmation d’Anne-Claude Dobbs pour qui la topographie de ce roman est sans équivoque. Quant à Yves Locast, sa carte (qu’il a dessinée) montre qu’il a choisi une localisation mitoyenne pour le Farghestan, plus exactement en sud-est. L’annexe 2 (p. 410) montre bien ce fait. Pierre Jourde propose le sud comme une disposition définitive du Farghestan, son schéma (p. 411) le confirme. Pourtant, les limites restent floues, ajoute-t-il, aucune forme précise ne se dégage. La mer des Syrtes est la seule frontière entre les deux pays, sa configuration reste encore imprécise. Cette limite n’est pas un territoire, mais l’eau, c’est-à-dire un « espace inhabitable, no man’s land »115. Michèle Monballin conclut que les indices topologiques sont détournés de leur fonction de repère. Ils n’évoquent pas à eux seuls un espace, ils constituent des « nœuds de signification » :

‘« Dans cette interchangeabilité constante des orientations Sud et Est qui produit le flottement dans la localisation du Farghestan, on verrait volontiers une façon efficace de délester d’une trop forte concrétisation un espace qui s’avère avant tout un lieu désiré : partout, nulle part ; inaccessible, à portée de main »116. ’

Il y a donc une volonté de la part de l’auteur d’entourer l’espace de l’ambiguïté, de le décharger de sa forte réalisation pour qu’il soit à la fois un lieu désiré et inaccessible. D’après Marc Brosseau, l’équivoque propre aux orientations est due probablement au témoignage d’Aldo, narrateur à la première personne, qui annonce dès le début qu’il est désorienté. Nous sommes donc prisonniers de ses propres confusions et ces équivoques dénoncent la difficulté d’Aldo à se faire une idée claire des localisations relatives. Il voit également dans tout cela un désir de figer l’espace du roman dans une représentation stable, en le cartographiant d’un côté ou en dénonçant l’équivoque des orientations de l’autre côté. Le désordre fait naître un désir d’ordre : la confusion entre l’orientation du sud et de l’est n’est pas fortement le signe d’une volonté d’équivoque. Le sud évoque parfaitement l’ailleurs (le Farghestan), tandis que l’est paraît plus réel dans le cadre topographique du roman.

Nous concluons que la contradiction est le caractère le plus apparent de la représentation de l’espace dans ce roman. La première descente vers l’Amirauté place la mer des Syrtes et son au-delà, le Farghestan, dans la même direction, c’est-à-dire le sud. Cette affirmation est renforcée par l’excursion dans les ruines de Sagra, mais avec une nuance très apparente : la mer est substituée par le désert. À l’opposé, le parcours maritime vers la transgression des limites interdites les met à l’est, car le navire navigue toujours plein est. Ces incertitudes aboutissent à la désorientation topographique, à la perturbation des positions des lieux les uns par rapport aux autres. Cela produit un effet de désorientation, le lecteur s’oriente mal dans ce monde imaginaire. Certes, le sud et l’est agissent sur la lecture, et lui donnent un sens, mais leur interférence rend le sens incertain, comme une dérive.

Notes
102.

JOURDE, Pierre. op. cit., p. 81.

103.

Le Rivage des Syrtes, p. 559.

104.

Ibid., p. 577.

105.

Le Rivage des Syrtes,pp. 562-565.

106.

Ibid., p. 611.

107.

Le Rivage des Syrtes, p. 598.

108.

Ibid.,p. 625.

109.

Ibid., p. 611.

110.

Ibid., p. 567.

111.

Le Rivage des Syrtes, p. 684.

112.

Ibid., p. 727.

113.

Ibid., p. 739.

114.

Ibid., pp. 836-837.

115.

JOURDE, Pierre.op. cit., p. 84.

116.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 27.