2- Délocalisation des Falizes

Un balcon en forêt se distingue du Rivage des Syrtes par le fait qu’il contient une série d’indices topologiques chiffrés qui servent à situer des distances : Bray « à deux kilomètres » des Falizes ; Moriarmé à « trente kilomètres de front, mais soixante kilomètres de rivière » ; la route du hameau des Falizes à « une demi-lieue » de la maison forte ; Meuse à une « douzaine de kilomètres »117 de la Belgique. Pourtant, la précision n’est qu’un moyen de l’illusion dans la configuration. Comme dans Le Rivage des Syrtes, les données topologiques sont aussi nombreuses dans ce récit. Elles renoncent également à leur fonction traditionnelle de la détermination au profit de la désorientation. Elles adoptent le rôle de « léger vertige »118, tout en réussissant à perturber la représentation de l’espace. Le refus de toute précision est manifesté dans la parole même de Grange qui, muni d’un certain savoir, affirme être implicitement égaré :

‘« Le layon qui menait aux Falizes devait passer tout près, quelque part dans l’est. Mais où était l’est ? »119.’

Nous pouvons lire dans cette interrogation un aveu de désorientation. L’est est déterminé dès le début comme l’espace propice aux événements du récit, mais la position des lieux les uns par rapport aux autres reste imprécise. Par exemple, la position des Falizes par rapport à la maison forte est incertaine, cette incertitude est redevable à la contradiction directionnelle. Tantôt Grange descend aux Falizes, tantôt il y monte, en partant toujours du même point, c’est-à-dire la maison forte :

‘« Lorsqu’il faisait beau, il [Grange] descendait souvent l’après-midi jusqu’au hameau des Falizes »120.
« Dans la soirée, Grange eut à monter jusqu’aux Falizes, à la recherche de rouleaux de barbelé qu’y avait entreposés le génie »121.’

Cette contradiction est remarquable page 14 où les deux verbes « monter » et « descendre » sont employés pour indiquer la même destination. D’un côté la camionnette « montait aux Falizes le ravitaillement, les courriers et les journaux,… », de l’autre côté Grange, pour y aller, descend. La multiplication des voies conduisant aux Falizes devient un facteur efficace dans la délocalisation, dans la mesure où l’origine de ces voies d’accès reste insituable. Donc, la position des Falizes par rapport à la maison forte semble indécidable à cause de la contradiction directionnelle et de la pluralité des voies d’accès. Nous pouvons en citer quelques-unes : « la minuscule route blanche » sous les grands chênes débouchant sur la clairière ; « le chemin de terre » ; le layon traversant « une jeune sapinière » y conduit à travers « des vergers de cerisiers »122. Nous finissons par dire que la concentration des marques topologiques ne mène pas nécessairement à la bonne direction. Parfois, comme dans le cas d’Un balcon en forêt, elles jouent un rôle indéniable dans la désorientation. Le vertige dont nous venons de parler tout à l’heure ne pourrait pas être imputé uniquement aux multiples parcours de Grange, mais aussi à la diversité des données topologiques qui aboutissent à la dispersion des repères. Pour cela les positions perdent toute détermination.

La frontière, qui est une notion fondamentale pour toute organisation de l’espace, perd, dans les récits gracquiens, son sens à proprement parler. Cela est redevable à la volonté réelle de l’écrivain qui se refuse à donner consistance à l’espace, pour qu’il reste dans l’indétermination. Car c’est la frontière qui donne sa configuration générale à un État. À défaut du contraste topologique, nous voyons la frontière belge tantôt proche, tantôt lointaine, et dans plusieurs directions : l’est, l’ouest, le nord. Cette divergence la vide de tout contenu référentiel, ce n’est pas le réel qui est figuré, mais c’est l’illusion du réel. Le lieu évoqué est investi encore par l’imaginaire. Nous voyons s’accomplir, comme dans le cas du Rivage des Syrtes, sur les frontières « une forme de déréalisation »123. Le refus de préciser la structure de l’espace est inclus dans l’intention de la perturbation, parce que donner consistance à une réalité veut dire déterminer l’effet global de la topologie. Et cela, croyons-nous, contredit l’objectif de l’écrivain : toutes les épreuves manifestent, au gré de cette topologie paradoxale, la volonté de la désorientation. Le traitement topologique nous révèle un des traits essentiels de la description spatiale chez Gracq. L’équivoque qui entoure l’espace est l’effet de la topologie.

Notes
117.

Un balcon en forêt, pp. 13, 8, 14, 9.

118.

DENTAN, Michel. « Notes sur la topographie du Rivage des Syrtes ». Dans Le Texte et son lecteur : études sur Benjamin Constant, Villiers de l’Isle, Adam, Ramuz, Cendrars, Bernanos, Gracq. Lausanne : L’Aire, 1983, p. 122.

119.

Un balcon en forêt, p. 133.

120.

Un balcon en forêt, p. 14.

121.

Ibid., p. 96.

122.

Ibid., pp 14, 44, 54.

123.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 28.