1- Les cartes

Si le roman condense le réel en le représentant sous une image réduite, avec la carte nous passons à une autre étape de la réduction. Tout se résume à des figures mineures, à des lignes, à des points, à des couleurs conventionnelles. Pour les géographes, la carte est un élément essentiel pour avoir une idée claire de la configuration de la surface totale ou partielle du globe terrestre. Sa fonction est de nous donner l’image des rivières, des montagnes, des villes, des routes, c’est-à-dire l’image des repères naturels ou urbains utiles à l’homme. La référence à la carte existe dans deux romans de Julien Gracq : Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt. Sa présence aide le héros gracquien à repérer les lieux, à lire le paysage, à bien tracer son chemin. Dans Le Rivage des Syrtes, la carte joue un rôle important et stratégique, elle apparaît dans le deuxième chapitre intitulé « La Chambre des cartes » et le neuvième « Une croisière ». En consultant la carte, Aldo peut définir aussitôt la nature des pays du Farghestan et d’Orsenna. Les indications topographiques montrent qu’il y a autour d’Orsenna des forêts, des collines boisées. Au sud, se préfigurent des steppes, des fermes rares, la côte des Syrtes semi-désertique, basse et lagunaire. En face, il y a la mer fermée et les déserts du Farghestan dont la capitale est bâtie au pied du volcan. En partant en croisière, Aldo déroule la carte, interroge les « symboles armés » et « déployés » « pour servir » ; il relève méticuleusement « quelques distances sur les cartes marines »126. De son côté, Grange, avant même de regarder le paysage, consulte pendant sa première ascension aux Falizes « sa carte parmi les cahots : on s’engageait dans une laie forestière »127. Nous relevons une autre présence de la carte à la page 11 quand l’aspirant jette un regard sur « la carte d’état-major » pour déterminer l’itinéraire que le capitaine Vignaud trace en rouge en cas d’attaque. Grâce à la carte épinglée à la tête de son lit, il localise la Belgique au-delà de ces bois. Lire la carte, ce n’est pas uniquement dresser un état des lieux, mais encore balayer l’espace qui est représenté, jalonné de signes. Tous les éléments du symbole cartographique s’animent sous le regard du personnage gracquien. Aldo, dans la chambre des cartes, peut différencier sur la carte étalée à la table deux lignes successives : la ligne pointillée noire représentant la limite de la zone des patrouilles côtières et la ligne rouge qui ne doit pas être dépassée « en quelque cas que ce fût »128. De même, Grange regarde la tache verte et vivace de la forêt sur la carte avec une grande surprise. Ce regard n’est pas gratuit : il s’attache en effet au fil du récit. Il met en évidence les lieux qui deviennent plus tard l’espace de l’événement. C’est un regard vers l’avenir, autrement dit un regard significatif. D’après Jean-Louis Tissier, les regards que les personnages portent sur la carte sont tantôt « rétrospectifs », tantôt « prospectifs ». Ceux-ci savent que derrière les signes conventionnels, il y a une histoire et qu’ « il y a une archéologie du paysage ». L’image cartographique est également une forme de projection qui nourrit les rêves. Avec ce regard rétrospectif sur la carte, Grange essaie de conjurer l’avenir, en se rappelant le passé :

‘« Heureusement, c’était des kilomètres d’Ardennes ; allergique aux armées, tout le monde pouvait le dire : Joffre en 1914 s’y était cassé les dents, la leçon n’avait pas été perdue. Il regardait avec une sorte d’épanouissement l’énorme tache verte et vivace de la forêt »129. ’

Quant à Aldo, il reconstitue la trame de l’histoire, en se souvenant de l’image de Maremma, la Venise des Syrtes. La dynamique littorale est le motif du souvenir. En consultant la carte, il imagine les espaces inconnus du Farghestan comme une terre sainte à l’ombre du volcan Tängri. La carte « n’est [donc] pas une image qui fixe, qui fige l’ensemble des lieux du récit dans un rapport donné une fois pour toutes. Si elle permet de faire le joint, elle est aussi à l’origine d’une dérive à l’imagination »130. Ce qui montre, selon Tissier, l’originalité du récit poétique de Gracq, c’est l’introduction de la carte. La carte permet d’embrasser les paysages introduits dans la fiction sous le mode de la simultanéité. Autrement dit, à la succession des mots, à la continuité du récit ou de la description, elle substitue la logique des formes, des couleurs et des traits. À la lecture linéaire du texte écrit, elle ouvre le champ de la vision. La carte cristallise immédiatement l’espace de la fiction. Il est tout à fait évident que Gracq parle du pouvoir magique de la carte. Car grâce à elle nous pouvons saisir à la main et voir sous les yeux tout un pays. Ces quelques décimètres carrés nous donnent le sentiment de possession du terrain sans le parcourir. L’introduction de la carte manifeste en fait l’intention de l’écrivain de bâtir un espace cohérent faisant concurrence à l’espace réel. Si la démarche créatrice nécessite une mise en ordre, la carte imaginaire semble un bon exemple de cohérence. Elle tend à « resserrer cet ordre, à inscrire graphiquement une maîtrise totale de l’imaginaire »131. La carte vise de même à restreindre l’imagination du lecteur, en lui imposant une figure définitive :

‘« La carte ordonne et donne des ordres : les éléments vivants ou inertes sont, dans la nature, en désordre. Respectant leur intrication (la carte n’est pas un tableau ou une matrice), le relevé cartographique indique des voisinages, souligne des solidarités ou des différences. Ecrire le lieu des choses est un premier geste d’organisation »132. ’

Paysage et carte sont deux composantes qui élaborent parfaitement l’espace du récit gracquien. Certes, la référence à la carte paraît moins fréquente que le retour aux paysages, mais son rôle n’est pas moins important que celui du paysage. Il réside dans la représentation de l’espace de la fiction. Il vaut mieux présenter ici la manière dont les deux composantes s’articulent. Dans les deux récits, la priorité est sans doute donnée au paysage, c’est-à-dire au premier rapport établi avec l’espace non familier. Les personnages recourent à la carte après l’avoir découverte ou redécouverte pendant leur trajet. Cependant une divergence se dégage de ces doubles regards : alors que le regard sur le paysage introduit un moment de « réceptivité », celui de la carte exige un moment de « réflexion ou une pause ». Or, cette pause constitue les premiers moments de l’attente où « à la vacance de l’emploi du temps se substitue, grâce à la carte, un emploi de l’espace. Passer le temps et parcourir l’espace deviennent équivalents, la durée est fonction de la distance »133. Deux composantes primordiales de la géographie, paysage et carte, sont bien exploitées dans les récits gracquiens. Gracq en tant que géographe met son héritage culturel à la disposition de la création poétique de l’espace. Son personnage devient bientôt explorateur des signes de la carte peuplée, colorée de paysage. Il manifeste la même fascination que possède l’écrivain vis-à-vis des deux composantes. Il regarde le paysage quand il bénéfice d’un point de vue, et recourt à la carte quand il veut tirer quelque chose au clair.

Notes
126.

Le Rivage des Syrtes, pp. 726-729.

127.

Un balcon en forêt, p. 7.

128.

Le Rivage des Syrtes, p. 577.

129.

Un balcon en forêt, p. 68. Gracq fait allusion ici à l’attaque du centre allemand conduite à travers les Ardennes. Cette attaque dirigée par le Général Joffre est refoulée par un ennemi dont l’état-major français a sous-estimé les forces dans le secteur.

130.

TISSIER, Jean-Louis. « La Carte et le paysage : les affinités géographiques », in Julien Gracq : actes du colloque international d’Angers, 21-24 mai 1981. Angers : Presses de l’Université, 1982, p. 100.

131.

JOURDE, Pierre. op. cit., p. 103.

132.

RIVIERE, Jean-Loup. « La Carte et la décision », in Cartes et figures de la terre. Paris : CCI, 1980, p. 379.

133.

TISSIER, Jean-Louis. « La Carte et le paysage : les affinités géographiques ». op. cit., p. 103.