I- Gracq et l’anthropomorphisme

En répondant à la volonté personnelle visant à célébrer le « mariage » de l’homme et du monde, Gracq fait de ses récits l’espace de cette noce. Il ne s’empêche jamais de remplir les pages de figures anthropomorphiques qui animent le rapport de communication, de participation entre l’homme et l’univers. En s’attaquant à Sartre et à Alain Robbe-Grillet dans Pourquoi la littérature respire mal, Gracq précise son point de vue. Il critique chez Sartre le fait d’avoir mis l’accent non sur les valeurs d’intégration de l’homme dans le monde, mais sur celles d’exil. Sartre manifeste constamment son ignorance à l’égard de ce rapport et aux principes du Romantisme allemand : combler le fossé entre le monde et les individus. Ce qui motive les Romantiques et Gracq, c’est la nostalgie de la guérison du monde, de l’union des contraires en un tout harmonieux. En confrontant les deux écrivains, Gracq dit franchement son point de vue à l’égard de Robbe-Grillet :

‘« Par rapport au roman de Sartre, Robbe-Grillet est un transfuge qui abandonne l’homme, coupé d’un monde écœurant et insignifiant, et tente de passer dans l’autre camp, du côté du monde lui-même, sans plus lui présenter nos éternelles exigences de correspondance et de signification »146.’

Il lui reproche d’avoir élaboré un monde désensibilisé où prédomine la nature humaine morte. Il regrette de même l’exclusion volontaire de ce type de liaison de la part des écrivains du XXe siècle. Pour lui, la littérature de son temps n’accorde aucune place à ce qu’il appelle « la plante humaine », alors que l’homme vit et refleurit au sein de cet espace d’air et de lumière. Jamais le monde n’a pu être étranger ni inamical, puisqu’il y a toujours des poètes comme Tolstoï, que Gracq a sélectionné comme un exemple parfait des écrivains nommés « grands végétatifs »147. En fait, Gracq prétend à un monde déchargé des tensions et des angoisses, un monde qui peut peser parfaitement sur l’homme. Le monde auquel il aspire doit certainement porter les caractères de celui du Romantisme allemand. Certes, ce monde n’est pas coupé du tragique, mais au moins l’homme y est parfaitement « replongé » dans ses eaux profondes, raccordé magiquement aux forces de la terre, arrosé de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme du pain. Il est temps maintenant de repenser à ces noces rompues : Gracq n’y pense pas seulement, mais les exalte réellement. Selon lui, seul le Surréalisme peut garder une valeur exemplaire. Car il revendique à tout instant, à travers mille contradictions, l’expression de la « totalité de l’homme, qui est refus et acceptation mêlée, séparation constante et aussi constante réintégration ». Nous pouvons alors dire que les revendications gracquiennes concernant le mariage de l’homme et du monde ne sont pas si loin de celles des Surréalistes. Les deux s’orientent vers le même objectif : l’unité de l’homme avec l’univers. Et cette unité ne sera réalisable qu’au moment où l’homme prêtera à dialoguer avec le monde. Pour ce fait, il faut croire à l’abolition des limites qui frustrent l’être humain de ses désirs, et à l’existence d’un certain point de l’esprit où les objets cessent d’être perçus comme contradictoires148. Le monde est « déjà en marche vers l’homme, ayant fait plus de la moitié du chemin à sa rencontre, et comme aspirant d’avance à lui plaire, à le refléter et à le servir »149.

Quant à Alain Robbe-Grillet accusé de se détourner de l’homme, la séparation et la distance sont, pour lui, déjà là entre les choses et l’homme. L’homme est l’homme et les choses sont les choses. Il existe quelque chose dans le monde qui n’est pas l’homme, qui ne lui adresse aucun signe. Autrement dit, il n’a rien de commun avec lui. Pour cela, ses personnages refusent de s’approprier les choses et d’entretenir avec elles une entente louche, ils n’éprouvent à leur égard ni accord ni dissentiment d’aucune sorte. Le choix d’un terme analogique, pourtant simple, fait autre chose que de rendre compte de données physiques pures. Il annonce que « dans la quasi-totalité de notre littérature contemporaine, ces analogies anthropomorphiques se répètent avec trop d’insistance, trop de cohérence, pour ne pas révéler tout un système métaphysique »150. Il s’agit, pour les écrivains qui utilisent les métaphores anthropomorphiques, d’établir uniquement un rapport constant entre l’univers et l’être. Ainsi les sentiments humains semblent naître de ces contacts avec le monde et trouvent en celui-ci leur correspondance naturelle, si ce n’est leur épanouissement. Robbe-Grillet critique cette sorte de comparaison, car elle n’apporte rien de nouveau à la description, c’est-à-dire qu’elle est inutile. D’ailleurs, elle introduit sans arrière-pensée « une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d’antipathie) qui est sa véritable raison d’être ». L’homme regarde le monde, mais le monde n’échange pas ce regard. Il voit les choses et il échappe du même coup à leur asservissement. Mais cela ne signifie pas que l’homme refuse le contact avec le monde ; il accepte au contraire de l’utiliser à des fins matérielles. Ce qui est fâcheux, pour lui, est ce rapport de participation et de communication établi entre l’homme et le monde au moyen des figures d’analogie. Cependant, ce rapport de communication et de participation constitue les fins que Gracq cherche à évoquer dans ses écrits à travers les figures anthropomorphiques. Nous soulignons par là un autre point commun entre lui et le Surréalisme pour lequel il faut comprendre la nature d’après l’homme et non pas l’homme d’après la nature. Or, cela n’entraîne absolument pas, selon André Breton, à partager l’avis disant que l’être humain obtient une supériorité absolue sur tous les autres êtres. Son importance, il l’acquiert de la place qu’il occupe dans la hiérarchie des degrés de l’Existence. Il conclut pour dire que seule l’intuition poétique est apte à créer non pas seulement des formes assimilatrices mais hardiment créatrices151. Le langage poétique semble donc le seul pouvoir apte à réaliser l’unité entre les différents objets contradictoires de l’univers.

Notes
146.

GRACQ, Julien. Pourquoi la littérature respire mal. op. cit., p. 877.

147.

Ibid., p. 879. À propos de Tolstoï Gracq dit : « Une page de Tolstoï […] nous rend à elle seule le sentiment perdu d’une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité, et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée, nous communiquons entre nous ».

148.

Dans Qu’est-ce que le Surréalisme  ? [1934], André Breton affirme que le but suprême de l’activité surréaliste tend à « donner à la réalité intérieure et à la réalité extérieure comme deux éléments en puissance d’unification, en voie de devenir commun ». D’après lui, ces deux réalités sont en contradiction dans la société actuelle ; cette contradiction est l’origine du malheur de l’homme. La tâche des Surréalistes est de les mettre en présence et de refuser en même temps « la prééminence à l’une sur l’autre, d’agir sur l’une et sur l’autre non à la fois car cela supposerait qu’elles sont moins éloignées ». Il est impératif d’agir sur ces deux réalités « tour à tour, d’une manière systématique, qui permette de saisir le jeu de leur attraction et de leur interpénétration réciproques et de donner à ce jeu toute l’extension désirable pour que les deux réalités en contact tendent à se fondre l’une dans l’autre », Cognac : Actual & Le Temps qu’il fait, 1986, p.11.

149.

GRACQ, Julien. Spectre du « Poisson soluble ». Préférences. Œuvres Complètes I.op. cit., p. 912.

150.

ROBBE-GRILLET, Alain. Pour un nouveau Roman. Paris : Minuit, 1963. (Coll. Critique). p. 49.

151.

BRETON, André. Du surréalisme en ses œuvres vives [1953]. Œuvres Complètes IV. Ecrits sur l’art et autres textes. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2008, pp. 23-25.