1-1 Château-corps humain

Avec le labyrinthe de ses couloirs et de ses chambres, le château offre par excellence l’image du corps humain. Dans Au château d’Argol, Gracq célèbre cette image grâce à la comparaison des couloirs à des veines :

‘« Des couloirs bas et toujours sinueux […] semblaient parcourir comme des veines l’immense vaisseau du château »152.’

Dans l’écriture romanesque de Gracq tout devient possible. L’écrivain, en partant de rapprochements insolites, s’adresse à l’imagination du lecteur. Nous trouvons dans ce passage que les organes de l’homme sont mis à profit pour constituer l’espace diégétique. Rien ne lui échappe. Voilà le château avec ses couloirs insolites, toujours variés : il inspire à son personnage l’image vive du sang à travers le corps. L’image qui atteste la présence de deux termes comparés, couloirs et veines, est justifiée par l’apparition du rouge métallique qui couvre le sol du manoir. Celui-ci suggère implicitement un corps dont les veines sont explicitement représentées par les couloirs sinueux. La motivation joue sur un prédicat adjectival « sinueux » et un autre verbal « parcourir ». L’anthropomorphisme organique a pour fonction d’animiser le château : le transfert des traits spécifiques est passé d’un objet animé à un objet inanimé. Dans un autre endroit, le château d’Argol est décrit « comme un navire en détresse »153 plongé au sein de la mer des arbres. Pour évoquer le danger recouvrant ce lieu et attirer l’attention du lecteur vers la fin dramatique du récit, Gracq lui accorde un sentiment d’impuissance, de solitude que l’homme peut éprouver dans une situation difficile et angoissante. Il s’agit alors d’un manoir, certes étouffé par la masse des arbres et de leur ombre, mais aussi agissant. L’image sert aussi à refléter réciproquement l’angoisse des personnages dans ce lieu vaste.

Il est évident que la nudité et la vacuité sont les deux caractéristiques les plus remarquables de l’espace gracquien. Pour décrire l’Hôtel des Vagues dans Un beau ténébreux, Gérard, le narrateur, le métaphorise, faute de clients, en un corps vidé de sang :

‘« Hôtel vide […] grand corps vidé avec l’été de son sang »154. ’

L’hôtel sans visiteurs inspire Gérard l’image d’un être vidé de sa substance. Outre sa fonction d’assurer l’analogie entre l’être et le non-être, la figure anthropomorphique souligne la naissance d’un rapport de similitude entre le corps et le lieu. Ce rapport ne peut pas être expliqué uniquement comme la projection du sentiment propre sur le lieu extérieur, mais il révèle une véritable tentative de décrire le lieu comme s’il était humain. Autrement dit, l’être gracquien s’approprie le monde. En réalisant la réconciliation entre l’homme et son environnement, Gracq fait correspondre quelquefois les traits de l’animé avec ceux de l’inanimé. Il situe par exemple, comme dans le cas de ce récit, des personnages vidés de leur consistance, à « l’âme dissoute »155, dans un lieu vide. Une sorte de correspondance immédiate naît entre le moi et le monde extérieur, la disponibilité des choses semble coïncider avec celle des personnages. Sur le plan diégétique, la rencontre de l’âme vacante et des lieux vides aggrave le sentiment de l’absence, et prolonge l’attente qui est un thème principal dans les récits de Julien Gracq.

Après l’aménagement de la forteresse dans Le Rivage des Syrtes, comparaison et métaphore organiques se réunissent pour mettre en valeur cet édifice. Celui-ci semble jaillir « de ses haillons rejetés dans l’évidence d’une musculature parfaite » ; ainsi « la forteresse poussait maintenant […] lancinante en effet comme une dent neuve ». La comparaison avec une dent profite d’une relation à prédicat adjectival, tout en définissant un éthos global de la situation. Cette comparaison est le prolongement d’une autre comparaison à prédicat verbal, qui met en lumière les mêmes termes : « l’œil enfiévré revenait s’agacer sur leur silhouette coupante comme la langue sur le tranchant d’une dent fraîchement cassée ». La description du palais de Vanessa à Maremma n’échappe pas à ce processus où les organes de l’homme servent à caractériser le bâtiment. Encore une fois, les deux figures de l’analogie concourent à célébrer la réconciliation entre les deux parties rompues de l’univers : l’homme et le monde. Tout d’abord le palais se trouve métaphorisé en « doigt » dressé d’une main ouverte, alors que, sous la faible lumière de la lune, le « terre-plein » semble « enroché comme une dent sur ces vases mobiles ». La « bouche » est utilisée également pour qualifier « les arcades basses » qui déversent au ras de l’eau des traînées de lumières. Lors de la fête chez Vanessa, le bouillonnement de la conversation est qualifié par un terme caractérisant la température du corps humain : « fièvre »156.

En tant que lieu clos, le château représente, pour Gracq, le sein maternel. Cette image est célébrée dans la parole d’Aldo, lorsqu’il dit en parlant de la forteresse : «  je bougeais en elle comme une faible vie »157. Cette sensation, Grange l’éprouve aussi, quand il se compare à une « amande » dans le blockhaus :

‘« L’impression de réclusion en était rendue oppressante : le corps remuait là-dedans comme l’amande sèche dans le noyau »158. ’

Certes le sein maternel disparaît de l’énoncé dans les deux comparaisons, mais cela ne l’empêche pas d’être suggéré par l’image comparative.

Notes
152.

Au château d’Argol, p. 13.

153.

Au château d’Argol, p. 71.

154.

Un beau ténébreux, p. 242.

155.

Ibid., p. 237.

156.

Le Rivage des Syrtes, pp. 625-626.

157.

Ibid., pp. 663, 580.

158.

Un balcon en forêt, p. 16.