1-2 Humanisation de la nature

Les images anthropomorphiques consacrées à l’illustration d’une forêt humanisée ne sont pas moins notables que celles du château. Nous nous intéressons à l’image de la terre-cadavre évoquée dans Un balcon en forêt. Après la fonte des neiges, il semble à Grange qu’il marche sur « elle [la terre] comme sur un cadavre qui commence à sentir »159. Cette sensation est due effectivement aux métamorphoses physiologiques que la forêt subit avec le changement de saison : la terre semble jaunie d’un mauvais teint, et le temps la travaille « d’une fièvre lente ». Si le comparé « la terre morte » est remplacé par le pronom anaphorique « elle », le comparant « cadavre » souligne une présence apparente. La comparaison dit la vérité : la terre comme le corps humain pourrit après la décomposition. Mais à la différence du corps, la terre se renouvelle avec le temps. Anthropomorphisée en cadavre corrompu, la forêt perd par conséquent tout charme. La figure évoque la mort qui se trouve attachée à la scène finale du récit. Dans un passage d’Au château d’Argol, l’écrivain compare les branches à « une chevelure fragile » devant l’ouragan qui tordent follement les arbres. En décrivant la fragilité des ramures, Gracq choisit une partie fragile de l’homme : « chevelure ». Le bois de Storrvan semble à un moment donné dénudé ; la nudité est évoquée encore par le recours, dans la même page, à deux adjectifs qualifiant l’être humain : « nu », « dénudés ». Plus loin, les herbes sur les grèves se comparent cette fois-ci à une chevelure mouillée :

‘« De longues herbes grises dont les touffes grêles et sifflantes […] s’agglutinaient au gré des rafales comme une chevelure noyée d’eau »160.’

L’image des cheveux mouillés trouve, chez Gracq, sa bonne expression dans la fusion de l’élément botanique « herbes » et l’élément aquatique dans une seule figure. Cette analogie nous tire vers une autre phonique, celle où prédomine la consonne [g] (longues, grises, grêles, agglutinaient, gré) et où le [f] s’assourdit en [v] (touffes, sifflantes, rafales, chevelure). Si, dans la comparaison précédente, les branches se comparent à une chevelure, les cimes des arbres deviennent plus tard, au moyen de l’analogie métaphorique, « des têtes rondes » dont la densité rappelle un « peuple qui s’est rassemblé ». Assurée par la présence du relateur « comme »161, la comparaison s’apparente à l’image métaphorique. Les cheveux, dont le mouvement fait allusion à celui de l’eau, sont un objet de comparaison préférée chez Gracq. Les figures qui illustrent ce type d’analogie sont aussi considérables ; parmi elles nous citons :

‘« Elle [Heide] dénouait ses cheveux qui se répandaient sur le gazon comme une flaque ».
« Le fouet de pluie de sa chevelure » ou « Toute ruisselante de sa chevelure de noyée »162.’

L’image de l’eau et de la chevelure est l’image par excellence des Surréalistes. Métaphores et comparaisons sont regroupées ici pour célébrer la poétique de Gracq, qui semble proche dans son but de celui du Surréalisme. Pour les deux, les figures d’analogie restent le meilleur moyen de contact de l’homme avec le monde extérieur. L’image où Gracq compare la chevelure dorée de Mona à une « paille douce » exige que nous nous attardions un peu sur cette citation :

‘« […] chaque fois que la silhouette s’arrêtait au bord du chemin et qu’une main entr’ouvrait un instant vers lui la guérite du capuchon lourd […] au fond du capuchon, comme au fond d’une crèche, on voyait une paille douce de cheveux blonds »163.’

Dans cet exemple, les deux figures de l’analogie travaillent conjointement pour signaler une correspondance entre capuchon et architecture. Le « capuchon » est doublement métaphorisé : premièrement en « guérite » motivée par le verbe « entr’ouvrait », deuxièmement par la « crèche » en tant que lieu abritant l’être humain. Les cheveux de la femme se trouvent à leur tour métaphorisés en un élément appartenant à l’habitat : la « paille », mais il s’agit aussi d’un élément botanique. D’autre part, le syntagme comparatif « comme au fond d’une crèche » aide à comparer la jeune femme en capuchon à un objet formant ou garnissant un lieu architectural. Cette figuration, où les traits se transfèrent de l’objet inanimé à l’homme, est moins fréquente dans l’œuvre romanesque de Gracq164. Dans la plupart des exemples précédents, le transfert organique se passe de l’être humain à un objet inanimé (château) ou bien à un objet animé (arbre), à condition que la plante soit considérée comme faisant partie de la catégorie de l’animé. Nous distinguons un autre rapport de correspondance avec le monde où la femme se trouve dissoute. L’image de la dissolution est accomplie, quand la femme est unie à la nature, non cette fois-ci par sa chevelure mais par ses yeux. En fait, l’union avec le monde appelle souvent des métaphores aquatiques. Dans Le Rivage des Syrtes, le reflet des yeux de Vanessa se compare au « reflet des mers lointaines »165. Nous signalons que la femme dans l’œuvre romanesque de Gracq demeure habituellement attachée à la nature. Elle est désignée comme un être par excellence aux dimensions cosmiques ; les liens de correspondance qu’elle forme avec le monde le prouvent. Ce n’est pas sans intérêt que l’écrivain exalte en permanence l’union féminine à l’univers. À vrai dire, la femme devient dans l’œuvre romanesque de Gracq l’initiatrice pour le héros, elle l’oriente dans sa quête, lui fait regarder le monde au-delà de ses limites. Il voit désormais le monde à travers elle. La femme occupe aussi le centre du travail des Surréalistes pour qui elle est le moyen d’union par excellence avec le monde.

Gracq ne se contente pas de cette sorte de transfert, nous voyons chez lui l’apparition d’un autre type d’animisation entre la plante et l’objet inanimé :

‘« […] les colonnades réfléchies des arbres s’ordonnèrent comme des lourdes tours, lisses et lustrées comme le cuivre »166.’

Le transfert des traits se passe ici de l’inanimé à l’animé. Ce procédé, inclus dans la tentative gracquienne de confondre tous les éléments de l’univers, vise à réaliser la réconciliation. Les objets végétaux, minéraux et aquatiques sont rassemblés tous dans la même comparaison. Comme clé de connaissance, l’analogie ouvre la voie vers le contrôle du monde et rapproche encore Gracq des Surréalistes. D’après eux, l’analogie, étant le meilleur moyen d’assembler deux réalités lointaines, permet également d’agir sur le moteur du monde. Ce moyen mène, selon André Breton, « l’esprit à se faire du monde et de lui-même une représentation moins opaque »167. Prenant compte des pouvoirs de l’analogie, Gracq se les approprie à sa façon. Ruth Amossy voit dans ce processus « l’expression d’un désir humain essentiel : celui de recharger le monde de ses pouvoirs perdus et de le remagnétiser en vue d’une nouvelle quête du Graal »168. Cette disposition nous conduit à parler d’un fantastique intellectuel. Le fantastique gracquien vient de l’anthropomorphisme ou bien des tentatives continuelles visant l’animisation du lieu. Le lieu humanisé s’opère comme un actant sur les personnages du romancier. Albert manifeste par exemple le sentiment de la peur, lorsqu’il se trouve devant l’image ensanglantée du château. Les objets gracquiens sont donc dotés de vie et d’action, au point qu’ils « apparai[ssent] comme une subjectivité autre, hostile et perverse. L’anthropomorphisme se retourne contre le sujet humain, qu’il laisse dessaisi et hagard »169.

Quelquefois les traits se transfèrent entre deux être animés : Heide devient, dans Au château d’Argol, comme un « arbre de pourpre » :

‘« Tout son sang bougeait et s’éveillait en elle, emplissait ses artères d’une bouleversante ardeur, comme un arbre de pourpre qui eût épanoui ses rameaux sous les ombrages célestes de la forêt »170.’

L’analogie est motivée par la présence des quatre éléments essentiels de la comparaison : le comparé remplacé par le pronom anaphorique « elle » ; le motif, prédicat verbal « épanoui » ; le mot de comparaison « comme » et le comparant « arbre en pourpre », alors que les artères trouvent la raison d’être métaphorisées en « rameaux ».

Notes
159.

Un balcon en forêt, p. 65.

160.

Au château d’Argol, pp. 18-25.

161.

Ibid., pp. 33-38.

162.

Le Rivage des Syrtes, pp. 677, 697.

163.

Un balcon en forêt, p. 28.

164.

La comparaison avec une « crèche » ouvre la voie vers d’autres analogies toujours tissées autour de Mona. Celle-ci se compare dans une autre situation à une « petite barque » baignée dans la forêt-mer. La comparaison vise à caractériser la marche de la femme sur la route : « […] il la reconnaissait à cette manière plus libre, plus légère, qu’elle avait de glisser dans le fil de la route, comme une petite barque qui s’abandonne au vif du courant ». Un balcon en forêt, p. 51. Nous relevons d’autres exemples dans Au château d’Argol où Heide devient une « immobile colonne de sang », p. 38. Ou encore : «  sur le visage jusque-là impassible d’Herminien, comme une première lézarde sur un édifice […], une première ride indéfinissable au coin des lèvres parut alors le signe d’une atroce et foudroyante altération de ses traits », p. 80.

165.

Le Rivage des Syrtes, p. 597.

166.

Au château d’Argol, p. 52.

167.

BRETON, André. Du surréalisme en ses œuvres vives [1953]. Œuvres Complètes IV. Ecrits sur l’art et autres textes. op. cit., p. 23.

168.

AMOSSY, Ruth. « Parcours symboliques chez Julien Gracq ». Dans Cahier de recherche de S.T.D. mars 1982. No9. Entretiens sur Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Université de Paris 7. p. 71.

169.

MURAT, Michel. L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq. op. cit., p. 17.

170.

Au château d’Argol, p. 38.