1-3 Ville-personne âgée

La présentation de la ville chez Gracq exploite un procédé ancien dans la pensée romantique du XIXe siècle. C’est ainsi le cas d’Orsenna dont la représentation abonde en images du corps humain. La ville est comparée, dès la première page, à un vieillard à l’approche de la mort :

‘« La Seigneurie d’Orsenna vit comme à l’ombre d’une gloire […] elle est semblable à une personne très vieille et très noble qui s’est retirée du monde et que, malgré la perte de son crédit et la ruine de sa fortune, son prestige assure encore contre les affronts des créanciers ; son activité faible, mais paisible encore, est celle d’un vieillard dont les apparences longtemps robustes laissent incrédule sur le progrès continu en lui de la mort. »171. ’

L’animisation de la ville profite de deux relations d’analogie assurées par les mots comparatifs « semblable » et « comme ». Orsenna paraît comme une vieille personne qui garde encore sa puissance en dépit de sa déchéance. Son « activité » laisse voir son affaiblissement progressif et son écroulement prochain. Sur le plan diégétique, la comparaison avec un homme âgé montre le glissement de l’état actuel de la ville vers son destin. Les substantifs « perte », « ruine », « affront » renforcent cela. Comme Orsenna vit à l’ombre d’une gloire passée, « la comparaison forme ainsi, note Michel Murat, une sorte de microcosme textuel, puisqu’elle entraîne le présent et l’avenir d’Orsenna dans un déroulement événementiel où le futur n’est que la répétition inverse du passé »172. L’importance de cette comparaison vient du fait de sa répétition à la fin du récit, mais avec une petite nuance :

‘« Comme un vieillard, à mesure qu’il avance en âge, réussit de mieux en mieux à mettre entre parenthèses des préoccupations aussi imminentes et aussi considérables que celles de la mort ou de l’éternité, et place son point d’honneur à se mouvoir encore comme une « personne naturelle », la ville, ne soupçonne pas qu’elle s’était mise d’elle-même « entre parenthèses », et depuis longtemps, ne songeait même pas à se demander quel mauvais vent venu d’au-delà des déserts s’était levé »173.’

Pour accentuer l’analogie, Gracq prétend inverser la logique de la comparaison. Le relateur « comme » et le comparant « vieillard » se placent au début de l’énoncé, en précédant le comparé « ville ». Outre que la comparaison phrastique tend à évoquer le déclin de la ville, elle souligne une parenté formelle remarquable. Il s’agit de la reprise d’un terme deux fois introduit, « parenthèses », d’abord dans le comparant au moyen du marqueur modal de l’italique, puis dans le comparé par les signes typographiques : les guillemets. Les « parenthèses » servent à indiquer un rapprochement lexical entre les deux phrases comparées. La représentation du corps de la ville comme celui d’un vieillard appelle toutes les images de l’organisme décrépit, de la momie et du cadavre. Dernière période de la vie, la vieillesse devient signe de l’effondrement d’Orsenna. Selon Ruth Amossy, cette comparaison joue un rôle dans « l’opposition constitutive du Désir et de la Loi ». L’image de la ville comme un vieillard concrétise un « Interdit » qui, en laissant apercevoir une retraite, suscite l’éveil des passions réprimées. Pour elle, « le discours poétique se donne la métaphore du corps politique défaillant pour pouvoir à son gré disposer les batteries de la transgression. Là se situe la vision qui alimente les rêveries de désintégration finale et qui fait lever toutes les pulsions de mort enfouies »174. La comparaison sert donc une étrange argumentation, elle n’est qu’un instrument élaborant le désir. Un peu plus loin, quelques pages après la comparaison avec une personne âgée, la ville d’Orsenna est comparée à une femme splendide dont la beauté captive l’âme175. Une contradiction se dégage de ces deux exemples : après avoir comparé l’activité faible du pays à celle d’un vieillard, Gracq rapproche le charme du paysage de la beauté féminine. Cette contradiction révèle un trait essentiel de l’écriture poétique de Gracq. Cependant les deux comparaisons poursuivent le même objectif. Si la défaillance politique d’Orsenna permet l’envahissement mené par le Farghestan, la beauté de la ville, identique à celle d’une belle femme devient un autre motif de transgression. L’impuissance et la beauté de la ville-femme deviennent les causes essentielles de la transgression virile qui trouve même sa justesse dans le choix de noms des pays. Si nous examinons le toponyme « Orsenna », nous trouvons que la dernière voyelle [a] lui accorde la qualité d’un genre féminin, alors que la dernière syllabe [ã] fait du Farghestan un genre masculin. En d’autres termes, l’envahissement serait l’incarnation du désir. Chaque fois que le discours se tourne vers cette ville, surgit l’image d’une ville-personne à la fin de son âge. Celle-ci devient le leitmotiv du récit :

‘« C’était [Orsenna] comme quelqu’un qu’on revoit au bout de quelques années et dont on s’aperçoit, aussi clair qu’il fait jour, qu’il a la mort sur le visage »176.’

Voilà l’image favorite que l’écrivain aime donner à la ville : il s’agit souvent d’une ville en état de faiblesse ou d’agonie, menacée par une mort indéniable ou par une destruction prochaine. L’image d’Orsenna à l’agonie s’harmonise avec une autre ville du pays. Maremma se présente en effet comme la main ridée d’une personne malade : « une main refermée, crispée sur ses souvenirs, une main ridée et lépreuse, bossuée par les croûtes et les pustules de ses entrepôts effondrés et de ses places mangées par le chiendent et l’ortie ». La page 624 attire l’attention du lecteur par la reprise du mot « main » trois fois dans un paragraphe fait de 27 lignes. La répétition rappelle l’espoir de faire de l’espace une image de l’homme, la comparaison de la cité avec un organe humain en est la preuve. Comme Venise, Maremma en période de paix est « une île flottante, une main enchantée, docile aux effluves qui venaient d’au-delà de la mer ». La phrase est le fait d’un prolongement d’une autre analogie qui met en œuvre la même image. Les plans de la chambre des cartes évoquent « une main aux doigts effilés qui s’avançait dans la lagune et figurait le delta instable et bourbeux d’un des rares oueds ». La description coïncide avec la réalité géographique de la ville. Puisque le corps s’avère le seul médiateur entre cosmos et anthropos, Gracq compte beaucoup sur l’insertion de l’organisme humain dans son écriture pour concrétiser l’union entre eux. Son objectif est réalisé, lorsque la comparaison et la métaphore permettent l’échange des champs lexicaux de l’homme et du monde. Cette tentative peut être comprise comme une première étape de contact entre le héros et son environnement.

Cette physiologie des lieux si particulière à Gracq prend ici, d’après Hubert Haddad, « une dimension presque clinique où le féminin s’identifie partout à la putréfaction ». Et cela est redevable au fait que « les lagunes, les forêts paludéennes d’Orsenna, les miasmes de bas-fond de Maremma sont l’objet de descriptions somptueuses et délétères »177. Pareil à un héros respirant dans le noir, Maremma devient ainsi « comme un guetteur sur qui l’ombre déferle, retenant son souffle, les yeux rivés au point de la nuit la plus profonde »178. Cette comparaison est élaborée au moment où le héros sent l’approche de ses derniers jours et de l’heure du dernier combat. Dans un autre endroit, le murmure bas et acharné provenant de ces eaux stagnantes lui semble comme le battement d’un cœur :

‘« […] il [le murmure] nourrissait cette atmosphère lourde, faisait palpiter mollement son cocon de brume, battait faiblement derrière elle comme le battement emmitouflé d’un cœur »179.’

Comme le cœur occupe le centre du corps humain, le murmure devient l’objet d’occupation des habitants. Il nourrit l’atmosphère de la ville d’un bruissement léger et continu. C’est lui qui assure la vie, le dynamisme de la cité. Raison pour laquelle Aldo veut chercher la source de ce bruit. Cependant le foyer de ce bruissement réside dans ce qui est au-delà de la mer, c’est-à-dire dans le Farghestan. L’importance de cette analogie provient de la comparaison avec l’organe qui garantit la vie à l’être humain. La fonction des bruits dans le récit serait aussi cardinale que celle du cœur. Ce sont les facteurs qui ressuscitent la ville et les causes qui poussent le héros à franchir les limites interdites pour découvrir la vérité de l’au-delà nommé le Farghestan. La proximité entre Maremma et la mer accentue l’effet des bruits. En se rendant compte de la vérité de « ce cimetière d’eaux mortes », Aldo sait désormais que Maremma n’est que le « cœur » figé d’Orsenna, « l’ostension abominable de son sang pourri » et « le gargouillement obscène de son dernier râle ». Parce qu’elle est « la pente d’Orsenna », Maremma devient son « cadavre »180. L’image de la ville en chute s’apparente encore à celle d’une personne entrant en agonie : les eaux stagnantes se métaphorisent en « sang pourri » et son immobilité en « cadavre ». Contrairement à Ruth Amossy, la comparaison reste pour Michel Murat extérieure à l’événement qui est l’objet propre du récit. Pour lui, ce modèle n’explique rien, il paraît comme le cadre d’un tableau. L’auteur retourne aux dernières pages du récit pour renforcer son point de vue. Dans ces pages, Danielo, après avoir filé l’image de l’anthropomorphisme, la récuse et la présente « comme la simple application d’une loi générale d’entropie » :

‘« Un pays ne meurt pas, ce n’est qu’une forme qui se défait. Un faisceau qui se dénoue. Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’incertitude »181.’

Michel Murat s’accorde avec Ruth Amossy sur le rôle de la figure au plan politique, mais il diffère d’elle sur son rôle dans l’évocation du désir. Selon lui, la figure a pour fonction unique de déterminer le registre stylistique du récit gracquien. Nous ajoutons que la figure est un moyen auquel Gracq recourt en vue de représenter à son lecteur l’espace de la fiction. Ce moyen occupe une place centrale dans son projet poétique appelant l’union de l’homme avec l’univers. Les figures d’analogie permettent de concevoir l’univers à l’image de l’être humain. D’autre part, ces figures, loin de la visée poétique du romancier, servent d’une manière ou d’une autre la diégèse. Elles disent parfois ce que la narration n’arrive pas à raconter. Sachons que les récits gracquiens restent sans événement à proprement parler. Les figures de style sont donc des outils de travail que Gracq utilise pour exalter la correspondance entre deux parties de l’univers si longtemps séparées et pour élaborer sa fiction. Grâce à leur force de suggestion, elles décèlent les images révélatrices de ce qui pourrait être arrivé.

Dans Un balcon en forêt, nous distinguons cette comparaison où le transfert des traits est passé de l’être animal à la ville, comme le cas où Moriarmé est identifiée au « fourmilion » :

‘« Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque des forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir ».’

Plus loin, le blockhaus est anthropomorphisé en une « coquille », ou bien le rassemblement des maisons semble comme des « troupeaux de maisonnettes »182. Ce type d’analogie montre à quel point le rapport de correspondance entre les différents éléments du monde importe à l’écrivain. Cette caractéristique, que nous trouvons uniquement dans la littérature fantastique et les contes merveilleux, devient aussi le trait distinctif du monde fictif de Gracq.

Notes
171.

Le Rivage des Syrtes, p. 555.

172.

MURAT, Michel. Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq : étude de style II, Poétique de l’analogie. Paris : José Corti, 1983, p. 146.

173.

Le Rivage des Syrtes, p. 811.

174.

AMOSSY, Ruth. « Parcours symboliques chez Julien Gracq », op. cit., p. 72.

175.

L’image de la ville comparée à une vieille femme belle se répète plusieurs fois dans ce récit. En parcourant la ville, Aldo songe à Orsenna « comme le visage d’une femme encore belle, et pourtant irrémédiablement vieillie, que fait soudain craquer l’éclairage funèbre du petit matin, le visage d’Orsenna m’avouait sa fatigue ». Le Rivage des Syrtes, p. 598.

176.

Ibid., p. 641.

177.

HADDAD, Hubert. Julien Gracq : la forme d’une ville. Mayenne : Le Castor Astral, 1986, p. 143.

178.

Le Rivage des Syrtes, p. 694.

179.

Ibid., p. 676.

180.

Le Rivage des Syrtes, p. 625.

181.

Ibid., p. 835.

182.

Un balcon en forêt, pp. 8, 12, 32.