1-4 Chambre-ventre

Parmi les autres lieux clos, la chambre de Mona dans Un balcon en forêt revêt une singularité qui provient du rôle qu’elle joue dans l’évocation de l’image de chambre-ventre et la nostalgie du retour au sein maternel. Le dernier chapitre illustre parfaitement cette image. Après avoir été blessé mortellement, Grange cherche un « lieu clos » qui peut l’abriter. Il se souvient que tous « les blessés se traînent vers une maison ». C’est pour cela qu’il prend la route conduisant à la maison de son amante. Lorsqu’il l’atteint, il dit : « j’arrive […] je rentre ». Il se sent calme à l’intérieur, son corps se rassemble peu à peu dans un silence noir. Baignée de noirceur, d’eau de mer, la chambre devient son seul refuge :

‘« Il regardait autour de lui, encore étourdi par le choc de sa blessure, flotter l’eau lourde de la pièce claquemurée qui dormait debout sous la lune […]. Allongé sur le lit, dans le noir, au creux de la maison vide, il redevenait le rôdeur aveugle qu’il avait été tout l’hiver ; il continuait à glisser sur une lisière crépusculaire, indécise comme on marche au bord d’une plage, la nuit »183. ’

Lorsqu’il entre dans la pièce, Grange s’enfonce d’emblée dans un milieu maritime où abondent des images aquatiques. Elément primordial dans la genèse de la vie, l’eau est une composante essentielle de l’image chambre-ventre, elle reproduit la nostalgie de l’immersion et la fusion au sein de l’élément liquide. Ainsi les anciennes traditions affirment que les eaux deviennent par excellence mères. Macrobe ajoute que « le ciel forme la tête de Sérapis, et la mer son ventre »184. Du point de vue psychanalytique, la représentation de mers, de forêts obscures, est attachée au concept archaïque de la femme, à la fois mère et amante. Le mouvement s’achève dans ce passage sur le lit de Mona où il a fait l’amour avec elle. Une fois qu’il est allongé sur le lit, Grange se sent « blotti là comme dans un ventre ». Une série de correspondances travaille en parallélisme pour faire de la chambre un lieu maternel : d’abord la position de Grange « blotti », ensuite la démonstration qu’il s’agit d’un lieu fermé, obscur, dominé par un silence « merveilleux » et plongé dans des eaux, tout cela fait de la chambre un sein maternel. Si l’obscurité est évoquée par le « noir », la « nuit », et dominée par le silence (« merveilleux », « noir »), les images aquatiques (« l’eau lourde de la pièce claquemurée », « au bord d’une plage ») rappellent tout de suite le liquide amniotique. Or, l’association des éléments de la comparaison – le comparé « pièce » indiqué par un embrayeur du lieu « là » ; le mot comparatif cher à Gracq « comme » ; le comparant « ventre » – dans une phrase simple et courte, est un autre motif aidant à la célébration de cette image. L’image de la chambre-ventre est renforcée par une autre comparaison : celle où la chambre est métaphorisée en mer, Grange en coquille. Immergé dans une eau lourde, Grange s’allonge sur le lit « comme au fond d’un coquillage ». À ce moment-là, il prend la parole en disant : « je touche le fond […]. Il n’y rien à attendre de plus. Rien d’autre. Je suis revenu ». L’énoncé est actualisé par la présence de l’adverbe temporel « maintenant »185. Par cette posture, Grange revient à lui même, retrouve sa plus grande intimité, celle de l’embryon. Autrement dit, il accomplit son retour à la mère, vécu pour la première fois dans son amour avec la femme aimée, et maintenant d’une manière ultime comme l’aboutissement de son voyage. Certes, Grange trouve pour toujours le paradis d’Eden dans le sein maternel, mais la valeur est inversée. Car tout s’oriente vers la chute, il s’agit d’un ventre de la mort et non pas de la naissance. Ce paradis, il l’a déjà vécu avec sa femme, dans l’amour, mais imparfaitement. Le contraste que révèle cette image par rapport à la réalité constitue le fondement de la poétique de l’espace gracquien.

L’analogie entre le lieu clos et le ventre maternel est reprise encore une fois dans Un beau ténébreux, lorsqu’Allan se trouve enfermé dans le noir de l’église :

‘« Voici que la nuit s’installait par grandes masses noires, et tout changeait soudain de perspectives. Les cierges ! […] – cette douce mort tremblée de la flamme si pure à son extrême pointe, ce pas de vis vertigineux enfoncé dans le noir –, avec quelle intensité avide, des heures durant, je l’ai contemplée. Flamme au cœur noir ou comme au ventre d’une femme se réfugie l’extrême chaleur, fer de lance et de feuille de tremble, petite lumière intarissable […]. Quelque chose me fascinait, quelque chose en moi, comme un papillon venait se brûler à cette lumière. […] Il m’arrivait de m’absorber si fort dans cette vision […] que vraiment je devenais cette flamme, je sentais sa lumière se nourrir de mon cœur. Ah ! Qu’elle pût me dissoudre, me fondre et me répandre, léger, fluide comme l’air, froid comme les dalles, dans les espaces nageants et frais de ces hautes voûtes noires, à jamais en repos »186.’

Dans ce passage-ci, l’église est deux fois anthropomorphisée : une fois en ventre maternel, une autre fois en cœur. Sans parler du syntagme comparatif apparent « comme un ventre d’une femme », tous les éléments du texte convergent pour faire de l’église un lieu maternel. L’allusion au silence total, aux « grandes masses noires » de la nuit, correspond parfaitement aux éléments de l’image précédente. Identifié à la flamme, Allan devient comme un fœtus au centre du lieu maternel, mais il s’agit d’un fœtus damné. Parce que dans sa rêverie, la flamme le dissout, le fond et le répand de telle sorte qu’il puisse circuler invisiblement dans l’église. Autrement dit, elle l’anéantit. Encore une fois, le lieu maternel apparaît comme un lieu de la mort par excellence et non pas de la vie. Nous nous demandons si le ventre maternel devient chez Gracq, le synonyme du tombeau. La réponse à cette question se trouve dans les lignes du vieux chant manichéen avec lequel se termine le chapitre « Noël » : « Le ventre est pareil à la tombe/Pour la Naissance de douleur »187.

Notes
183.

Ibid., pp. 135-136.

184.

Cité par MARKALE, Jean. La Femme celte. Paris : Payot, 1972, p. 61.

185.

Un balcon en forêt, pp. 135-137.

186.

Un beau ténébreux, pp. 161-162.

187.

Le Rivage des Syrtes, p. 707.