1-5 Édifice-vêtement

En partant de Proust, pour qui l’architecture n’est pas seulement un art d’instaurer ou de réduire des distances, mais aussi un art du corps défini par ses relations avec d’autres corps, Philippe Hamon considère l’architecture comme « la démultiplication de la peau et de la robe. Toutes sont de l’ambiguïté concrétisée : une peau, une étoffe ou un mur à la fois enveloppe, met en contact et sépare, réunit et maintient à distance ». Selon cette vision, l’architecture, le corps et les vêtements sont en rapport d’équivalence avec le monde. Cela constitue le fondement de sa théorie qu’il a argumentée du point de vue de Hugo disant que le « costume est le premier vêtement de l’homme, la maison est le second »188. Puisque les études critiques tendent à faire des vêtements un autre habitat de l’être humain, il est donc possible que les habits puissent célébrer un rapport de correspondance avec l’univers, d’où l’intérêt de révéler leur rôle dans la constitution de l’espace imaginaire de Gracq.

Nombreuses sont encore les figures d’analogie qui mettent en rapport l’habit et l’habitat. Le palais d’Aldobrandi à Maremma devient par exemple « comme un vêtement » trop humanisé et trop usé, au milieu duquel la vie se perpétue. Les images que l’écrivain aimerait lui donner visent à faire une égalisation finale où tous les degrés de tension offensante disparaissent entre les objets et les êtres. Alors que la pièce immense de Vanessa flotte « comme un vêtement trop large »189, Orsenna, après avoir été comparée à une personne âgée, s’est revêtue d’une robe usée :

‘« Orsenna chaque matin en s’éveillant endossait le monde comme un justaucorps longtemps porté »190. ’

L’italique met en évidence la comparaison. L’humanisation de la ville ne s’arrête pas à ce point, elle est accentuée par l’emploi des verbes caractérisant l’homme en état de réveil « s’éveillant », ou d’habillement, « endossait ». Le « monde » se trouve par conséquent humanisé, car c’est sur lui que porte l’action marquée par le verbe « endosser ». Dans Un beau ténébreux, le narrateur identifie les « maisons abandonnées » au « vêtement de pierre ». Ou encore, les pièces paraissent « à l’instant quittées, chaudes encore comme un manteau qu’on dépouille »191. La comparaison, motivée par la présence d’un prédicat adjectival « chaudes » et par des verbes « quitter », « dépouiller », met en valeur le moment de l’analogie. Celui-ci est déterminé par l’apparition de l’embrayeur temporel « à l’instant ». Un balcon en forêt n’échappe pas à cette procédure. Nous avons déjà cité ces exemples où l’analogie est utilisée pour marquer un point de contact avec le monde : « guérite de capuchon », « au fond du capuchon comme au fond d’une crèche ». Dans le premier récit de Gracq, Au château d’Argol, l’écrivain utilise les vêtements pour expliquer le rapport entre le lieu clos et le lieu ouvert ou plutôt entre l’intérieur et l’extérieur. La tour du château semble par exemple frôlée de lourds nuages gris qui l’« envelopp[ent] par moment des écharpes vertigineuses d’une brume blanchâtre » ou bien « la forêt de tous côtés l’[la chapelle] enserrait comme un manteau étouffant »192. La visée poétique de Gracq se montre dans l’association des éléments différents de l’univers : le végétal, le minéral et l’homme incarné par son habit dans une seule phrase simple. Quelquefois, un adjectif qualifiant l’homme en maladie se trouve collé à son édifice en état de ruines ou de destruction, tel que « lépreux » si fréquent dans son œuvre. Dans ce parallélisme entre l’être humain et l’architecture, l’homme est placé, pensons-nous, au centre du monde. La comparaison de l’édifice avec un vêtement n’exprime que le désir d’habiter une maison vaste, une maison qui met à l’aise comme un vêtement large. Ce qui nous amène à dire que la condition de l’homme devient un objet de préoccupation pour Gracq.

Au cours de la constitution de son monde imaginaire, Gracq ne cesse de faire allusion à l’importance du rapport de correspondance entre le monde et l’homme. Tout ce qui se rapporte à l’homme se trouve mis au service de cette relation : le corps, l’habitat et les vêtements. L’écrivain a tendance à présenter le monde sous la forme d’un être humain193 Or, toute tentative de construction ou de fabrication, selon Mircea Éliade, est une répétition symbolique de l’acte de la Création. Pour ce philosophe des religions, l’homme construit d’après « un archétype extra-terrestre, conçu soit comme un plan, comme une forme, soit purement et simplement comme un double existant précisément à un niveau cosmique supérieur »194. En d’autres termes, toute construction a un prototype céleste qui lui sert de modèle. Chaque établissement construit, chaque transformation du Chaos en Cosmos, équivalent donc à un acte de création. La création suppose la consécration du lieu qui en fait le centre. L’Univers est conçu comme prenant son extension à partir d’un point central, la création de l’homme a eu lieu de même en un point central. Mircea Éliade s’efforce d’expliquer les rites de la construction par l’imitation du geste cosmogonique. Il affirme que rien ne peut durer s’il n’est « animé », s’il n’est doté, par un sacrifice, d’une « âme »195. Le prototype du rite de construction est le sacrifice qui a eu lieu lors de la fondation du monde. Certaines demeures, tels les temples, en tant que centre du monde, deviennent une élaboration ultérieure du symbolisme cosmologique de l’habitation humaine. En ce sens, chaque lieu d’habitation est conçu comme situé au centre du monde, il comporte sa transformation dans l’univers. L’homme essaie alors de vivre constamment dans un espace consacré, dans un univers maintenu ouvert par la communication entre les niveaux cosmiques. Ainsi, pour certains stades de culture, la demeure humaine imite la demeure divine. Puisque « le territoire cosmisé et la demeure humaine sont des répliques à la fois du Cosmos et de la demeure divine, la voie restait ouverte pour des homologations ultérieures entre le Cosmos, la maison (ou le temple) et le corps humain »196. Le corps humain est cosmisé : il reproduit à l’échelle humaine le système des conditionnements réciproques et des rythmes qui caractérise et constitue un monde. Par conséquent, ce dernier définit tout l’univers. L’homologation joue réciproquement le rôle contraire : la maison ou le temple sont à leur tour considérés comme un corps humain. En tant que centre, la maison représente notre premier monde ; l’homme, s’en faisant maître, prend possession alors de l’univers. D’où l’importance de l’homme dans l’écriture gracquienne, dont le corps devient le point de contact ou de rencontre entre lui et l’univers, entre le Ciel et la Terre.

Notes
188.

HAMON, Philippe. Exposition : littérature et architecture au XIX e siècle. Paris : José Corti, 1989, p. 24.

189.

Le Rivage des Syrtes, pp. 695-696.

190.

Ibid.,p. 639.

191.

Un beau ténébreux, p. 191.

192.

Au château d’Argol, pp. 17, 54.

193.

Selon les mythes indiens, le Cosmos est né à partir d’un géant primordial ; le corps, comme le Cosmos, est en dernière instance, une situation existentielle, un système de conditionnements qu’on assume. Ainsi, les rituels impliquent une physiologie subtile de structure logique, la colonne vertébrale est assimilée au pilier cosmique (skambha) ou à la montagne (Mura), les souffles sont identifiés aux vents, le nombril ou le cœur au « centre du monde ». ÉLIADE, Mircea. « Architecture sacrée et symbolisme », in TACOU, Constantin (dir.).Mircea Éliade. Paris : L’Herne, 1978. (Coll. Cahier de L’Herne). pp. 151-152.

194.

ÉLIADE, Mircea. Le Mythe de l’éternel retour : archétypes et répétition. Les Essais XXXIV. Paris : Gallimard, 1949, pp. 25-26.

195.

Ibid., p. 41.

196.

ÉLIADE, Mircea. « Architecture sacrée et symbolisme », in TACOU, Constantin (dir.).Mircea Éliade. op. cit., p. 151.