2-1 Terre-femme

Si l’image de la ville-vieille femme reste inséparable d’Orsenna, celle de la terre-femme, à la fois mère et amante, serait l’image favorite dans Un balcon en forêt. La terre est qualifiée dès la première page du récit des adjectifs caractérisant l’être humain telles que ces deux expressions : la « terre écorchée », la « Gaule chevelue ». Ainsi, l’image s’éclaircit-elle au cours du trajet du train qui emporte Grange à Moriarmé :

‘« On sentait que la terre ici crêpelait sous cette forêt drue et noueuse aussi naturellement qu’une tête de nègre […] – puis la vallée verte devenait un instant comme teigneuse […] il [l’œil] discernait […] le long de la berge les réseaux de barbelés où une crue de la rivière avait pendu des fanes d’herbe pourrie »197.’

Le texte met sous nos yeux deux métaphores : la première est verbale, « crêpeler », alors que la deuxième est nominale, « tête ». Les deux travaillent ensemble pour faire de la terre gauloise une femme distinguée par sa chevelure frisée et courte. Tous les éléments nécessaires à l’évocation de cette image se trouvent donnés dans ce paragraphe : la forêt, la terre, l’eau. Il ne reste qu’à établir le lien entre eux. En donnant libre cours à son imagination, l’écrivain se réfère à l’ancienne tradition selon laquelle la source primordiale de la genèse de la vie est liée aux eaux qui recouvrent presque la totalité du globe terrestre. Toute vie provient de la mer, et les eaux deviennent l’équivalent de la mère. La tradition parle de quelque chose qui s’est passé, depuis longtemps, au fond des grandes mers. « Ce quelque chose, c’est la conjonction de substances chimiques sous l’influence des rayons cosmiques, dans des conditions qui sont évidemment très difficiles à déterminer »198. La forêt, la mer et la terre font référence sans cesse à la mère. Gracq met cette vision au profit de ses figures anthropomorphiques. Langage poétique et langage scientifique se rencontrent à l’incipit dans seul objectif de décrire l’organisme de la femme : l’« épaulement de collines », le « coude de la rivière », la « gorge ». Tout cela joue sur le plan diégétique du récit, et peut être considéré comme un «  prélude à l’exploration de vallées et de fentes plus charnelles, à la découverte d’un corps de femme »199. Nous apprenons plus loin que la première rencontre de Grange et de Mona a lieu dans la forêt. Jean Bellemin-Noël voit dans cette métaphore un retour à la période où les autochtones conservent les cheveux non coupés, en manifestant leur refus de l’ordre romain et de toute civilisation. Le narrateur plaint ici la terre-mère « écorchée » par les pointes agressives de la civilisation paternelle. Son discours manifeste une sorte de fraternité avec les choses qui prend la forme d’une caresse, d’une main plongée dans une longue chevelure de femme.

Au fur et à mesure que nous nous avançons dans la lecture du récit, d’autres figures anthropomorphiques surgissent. La forêt se métamorphose pour créer une analogie de l’eau nourrissant toutes les rêveries sur la substance maternelle :

‘« La forêt était courtaude […] mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abattis par le regain de sa toison vorace […] On entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte »200.’

La forêt est métaphorisée dans ce texte une fois en corps féminin, une autre fois en mer. Les termes « courtaude », « aine », « crépue », « toison » disent la métamorphose de la forêt en corps féminin qui prend ensuite des allures humides, offrant aux assoiffés le « filet d’eau pure » dont elle goutte. La forêt subit, nous semble-t-il, l’anthropomorphisme corporel avant d’endosser un aspect marin. Celui-ci est évoqué par le tissu de verdure forestière qui rappelle la surface d’un lac. Analogie anomale, mais la forêt l’offre à l’œil avec l’absence de toute trouée. Le génie créateur de Gracq ne s’arrête pas à ce point d’assimilation, la forêt semble capable d’« enfant[er] des hommes, capuchonnés pointu comme des sapins à défaut de ressembler à des voiliers »201. En effet, Grange voit de loin « le petit sapin tout noir et carré d’épaules » comme un « homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pèlerine ». Cette figure renforce l’anthropomorphisation de la terre en mère, se concrétise grâce au transfert des traits spécifiques de l’être humain au paysage. Au moment où Mona surgit au cœur de la forêt, Gracq exalte la conjonction entre la femme et le bois. De remarquables images empruntées à la Nature sollicitent notre attention. Mona se trouve métaphorisée à la fois en « une fille de pluie », « une jeune bête au bois », « un poulain de cheval », « un jeune chien ». Elle est comparée également à « un souple faon », à un « oiseau sur la branche »202. L’analogie tend à apparenter la femme à une série d’animaux jeunes à la grâce native, ce qui signifie, selon J. Bellemin-Noël, libres dans leur peau, leurs mouvements et leurs mœurs. Par là, l’écrivain exprime son désir du retour à l’état primitif de l’homme. Tout élément dans la nature s’avère apte à exprimer la correspondance avec l’homme, le monde devient accessible à l’imagination de l’écrivain.

Dans la même perspective, nous plaçons la métaphore suivante où des adjectifs qualificatifs jouent le rôle intermédiaire entre le corps et le paysage :

‘« Nous longions parfois une de ces grandes fermes fortifiées endormies dans la tiédeur de la nuit des Syrtes »203.’

Les grandes fermes se métaphorisent à l’aide de ces deux adjectifs (« fortifiées », « endormies ») en être sensuel. Le substantif « la tiédeur » souligne la transposition des traits de l’être humain pour affecter un espace, mi-temporel, mi-atmosphérique, qui est « la nuit ». Celle-ci s’étend, note Jean-Pierre Richard, à toute une largeur géographique englobante, marquée par le pluriel du toponyme « les Syrtes ». Dans le même paragraphe, nous trouvons une combinaison substantiellement étrange de l’animé (« les bêtes ») et de l’inanimé (« le sol », la terre ») :

‘« Les lumières violentes mêlaient au sol bossué de la route des bêtes pétrifiées de terre grise, accrochaient à leurs yeux l’éclat coupant des pierreries ».’

La création poétique de Gracq ne s’arrête pas au transfert des caractères de l’homme et des objets. Son univers comprend aussi, comme le montre ce passage, la combinaison de la terre et de la bête dans la même figure. Cependant une confusion se dégage de cette métaphore, le sens hésite entre deux choix : s’il s’agit du «  sol bossué » pris pour des « bêtes », ou alors des « bêtes » réelles immobilisées, apparaissent sous les lumières de la voiture comme les bosses du sol sablonneux. Le verbe « mêlaient », le participe « pétrifié », l’indétermination de la préposition « de » maintiennent l’ambiguïté. Ambiguïté qui est, d’après Jean-Pierre Richard, d’ordre rhétorique : elle tient, dans le couplage comparatif sol/animal, à l’incertitude de distribution des deux rôles comparant et comparé. L’ambiguïté crée une confusion de sens204. Le lecteur ne sait plus si le transfert du trait distinctif est passé de l’animé à l’inanimé ou l’inverse. La fusion du rôle brouille le fonctionnement de chaque élément de la métaphore ; contrairement à sa fonction habituelle, le processus métaphorique tend ici à caractériser en même temps le comparé et le comparant par le caractère de l’un et de l’autre. Chaque partie peut à la fois devenir le comparé et le comparant. Qu’il s’agisse de la métaphorisation de la terre ou de la bête, l’indétermination du rôle exprime la volonté d’annuler les limites existant entre les objets du monde.

Dans l’œuvre romanesque de Gracq, nombreuses sont encore les métaphores anthropomorphiques qui profitent d’un prédicat adjectival entre les deux objets comparés. Nous choisissons Au château d’Argol comme exemple de ce type, où l’adjectif « dormant » se répète souvent. La répétition explique une grande partie de la diégèse. L’adjectif est appliqué presque à tous les lieux du récit, employé pour qualifier la tranquillité absolue d’Argol. Il devient en même temps le signe révélateur de la mort prochaine par laquelle se termine le récit. Ainsi ce terme trouve déjà sa configuration graphique et phonique dans la graphie de l’adjectif : MORT/dORManT. Parmi les images qui évoquent la somnolence du pays d’Argol, nous citons celles du « bois dormant », du « château somnolent » et de l’« eau dormante »205. La métaphore exploite en fait une relation entre l’état de celui qui est dormant (c’est-à-dire son état immobile, sans mouvement) et les lieux silencieux d’Argol. Outre qu’elle désigne la pétrification des êtres et des objets dans une même léthargie, la répétition de la métaphore anthropomorphique en plusieurs aspects met en valeur les lieux délaissés. Étonné par ce silence, Albert sent naître en lui un état de correspondance avec ce lieu. Dans un état de torpeur, il trouve son analogie dans « les salles vides du château » plongées dans « un pesant ensommeillement ». Ce rapport de correspondance entre les personnages et le milieu, nous le trouvons également dans les autres récits de Gracq. Dans la « grande salle vide, sonore, sommeillante »206 qui intimide, les personnages d’Un beau ténébreux semblent échoués là. Le sommeil caractérise encore Orsenna. Il est le facteur qui pousse l’écrivain à établir une parenté entre la terre vidée de toute sa consistance, d’où la vie est repliée, et Vanessa « vidée de son sang »207. Obsédé par ce sentiment de vide, Aldo sent naître en lui une sensation d’imperceptible. En dépit de la présence des objets de la perception, la chambre lui parait vide et silencieuse. La vacuité que le personnage a sentie devant les objets est due à ce lien de concordance intime entre l’homme et le monde. L’espace semble évacué parce que « l’être », pour Marie Francis, « a cessé d’envelopper les objets dans une prise totale, et ce déficit perceptif est la manifestation d’un manque, d’une dislocation dans la vie profonde de la conscience »208. Ainsi, la technique anthropomorphique permet-elle d’expliquer l’évidement du personnage gracquien à travers les objets et d’attribuer au décor un rôle de participation à la vie profonde des êtres. Dans cet univers privé de vie dont le sommeil et la vacuité deviennent les traits par excellence, la mort demeure la fin prévue de chaque récit.

En revanche, le monde ensommeillé renvoie au monde merveilleux du conte où le lecteur se sent engagé dans un univers féerique ou irréel. Là réside encore la poétique de l’univers romanesque de Gracq. L’écrivain manifeste constamment son intérêt au monde imaginaire, dont les lieux rappellent sans cesse ceux de la légende : le cas du château d’Argol. Dans un état d’inertie, Grange pense devant le bois dormant d’Ardennes à l’engourdissement de l’armée française en évoquant la « Belle au Bois Dormant » :

‘« Ce vide, ce sommeil des routes inoccupées sur les arrières de la bataille, c’était étrange, improbable, un peu magique : une allée du château de la Belle au bois dormant »209.’

Le sommeil contribue donc à « représenter un monde immobilisé dans sa vacuité. Pourtant ce sommeil n’est que la mise en chrysalide d’un univers qui, dans l’Attente, se réveille, rénové »210. Animée par un élan vital (incarné par le fait de la transgression du Farghestan commise par Aldo), Oresnna devient aussi, d’après Marie Francis, un symbole frappant de la jonction entre néant et reviviscence :

‘« Innervé encore après des siècles de léthargie […] le cœur réactivé de la ville se remettait à battre »211.’

Pour évoquer la reprise de la vie, Gracq représente la ville comme un corps fourni de nerfs nécessaires à la survie. Le participe passé « innervée », le substantif « cœur », le verbe « battre » élaborent l’anthropomorphisation de la cité et assurent l’accord entre l’homme et le monde.

Notes
197.

Un balcon en forêt, pp. 3-4.

198.

MARKALE, Jean. op. cit., p. 61.

199.

BELLEMIN-NOËL, Jean. Une balade en galère avec Julien Gracq. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1995. (Coll. Cribles), p. 30.

200.

Un balcon en forêt, pp. 8-9.

201.

BELLEMIN-NOËL. op. cit., p. 44.

202.

Un balcon en forêt, pp. 27-30.

203.

Le Rivage des Syrtes, p. 623.

204.

RICHARD, Jean-Pierre. « A tombeau ouvert », in Microlectures. Paris : Seuil, 1979. (Coll. Poétique). P. 270.

205.

Au château d’Argol, pp. 16, 28, 54.

206.

Un beau ténébreux, p. 151.

207.

Le Rivage des Syrtes, p. 701.

208.

FRANCIS, Marie. Forme et signification de l’attente dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. Paris : A.G. Nizet, 1979, p. 196.

209.

Un balcon en Forêt, p. 107.

210.

FRANCIS, Marie Francis. op. cit., p. 193.

211.

Le Rivage des Syrtes, p. 813.