2-3 Mer Blanche-« œil révulsé »

Dans les récits gracquiens, la mer semble comme la forêt, calme, silencieuse et vide ; la grève désolée en témoigne. C’est une mer immobile où aucune voile ne se profile au large. Son immobilité étonne les personnages d’Au château d’Argol, elle balaie en un instant son immensité par sa vacuité mortelle. Ni un oiseau, ni un bateau n’embellissent les rives. Sa couleur de « blanc grisâtre et terne » suggère « l’image d’un œil révulsé » :

‘« […] car, demeurant tout entière d’un blanc grisâtre et terne sous un ciel éclatant, sa surface parfaitement bombée, dont la vue suivait malgré elle les courbes, imposait irrésistiblement à l’esprit l’image d’un œil révulsé dont la pupille eût chaviré en arrière, et dont seul fût resté visible le blanc hideux et atone, dont la surface eût tout entière regardé, et posé à l’âme le plus insoutenable des problèmes »214.’

L’étrangeté de l’image anthropomorphique mer-œil révulsé commande la présence du mot normal « mer » et du mot métaphorique « œil révulsé ». La motivation profite d’un prédicat adjectival commun entre les deux « blanc ». La couleur blanche est imposée comme un effet produit par la vacuité de la mer et le chavirage de la pupille. L’image métaphorique est accentuée encore par la description détaillée d’un œil révulsé dont la surface bombée et le chavirement de la pupille sont rapprochés de l’étendue courbe de la mer au blanc affreux. En dépit de l’apparition du motif commun entre les deux termes comparés, le rapport entre eux reste arbitraire. Gracq adopte ici une vision surréaliste, en donnant libre cours à son imagination. Il rejette tout ce qui vient de la culture ou de l’éducation dans le seul but de travailler les premières images qui viennent à l’esprit. L’image de l’œil blanc trouve son origine en réalité dans le chef d’œuvre du cinéma surréaliste : « Un chien andalou » de Luis Buňuel. « Œil révulsé » et œil sélectionné avec un rasoir ne sont que deux moyens pour voir autrement. L’essentiel réside dans l’intention de fermer l’œil pour l’empêcher de l’extérieur et l’inciter à voir uniquement à l’intérieur. L’effet de cette comparaison se manifeste dans les pages ultérieures du récit. La mer-« œil révulsé » provoque le malaise et non pas l’euphorie : « insupportable », « insoutenable » en témoignent. Pourtant les visiteurs d’Argol ne résistent pas à son charme, la mer les séduit par son immobilité et sa vacuité. Ils décident un matin de prendre le large. Lorsqu’ils plongent dans la profondeur marine, une modification de signification se produit. Ils se trouvent « comme devant l’œil même des abîmes, attirant et hideux glaçant de vertige »215. La surface métaphorisée en œil blanc, « hideux et atone » laisse la place au surgissement d’une autre face où nous découvrons cette pupille : « œil même des abîmes, attirant et hideux ». Cette modification est accompagnée d’un changement de qualification d’« atone » à « attirant », renforcée par « glaçant de vertige ». L’œil blanc n’est plus un œil habituel, c’est-à-dire qu’il s’est détourné de son fonctionnement. Nous sommes devant un œil nouveau qui ne regarde que dedans, l’extérieur est exclu de son champ de vision. En suivant le développement de l’image, nous pouvons comprendre l’intérêt de cette évocation au début du texte. Il s’agit d’un œil aveugle qui pourtant regarde. Le malaise ressenti à la vue de la mer blanche se traduit cette fois-ci par un « sentiment de danger insupportable ». Deux sensations opposées émanent d’Albert lors de l’approche de l’élément liquide : la fascination et le danger. En d’autres termes, la mer-œil chaviré fascine dangereusement. L’analogie permet au glissement des traits entre l’espace et l’être gracquien dont l’effet s’éclaircit dans le chapitre central « le bain », où la mer abîme-œil serait la scène de fascination réciproque des regards :

‘« Il leur sembla que la mort dût les atteindre non pas quand les abîmes ondulant sous eux réclameraient leur proie, mais quand les lentilles de leurs regards braqués – plus féroces que les miroirs d’Archimède – les consumeraient dans la convergence d’une dévorante communion »216.’

En fait, le désir de Gracq dépasse l’évocation d’un simple rapport d’analogie entre la mer et l’œil. L’écrivain aspire à communier avec l’univers par le moyen de la dissolution moléculaire dans l’eau. C’est pour cela que l’élément liquide occupe une place particulière dans son écriture romanesque. Ainsi, la scène du bain s’avère-t-elle le lieu parfait de la réconciliation de l’homme et du cosmos. L’eau mène tout d’abord à la conjonction des trois protagonistes d’Au château d’Argol, qui, au large, « reconnaissaient chacun sur le visage des autres les signes indubitables, le reflet de leur conviction ». Bernard Vouilloux voit que chacun devient dès lors les deux autres à la fois. Tous les trois opposent au réel la surface unie d’un corps unique, leur reflet s’intériorise dans le corps-réflecteur. Ils se sentent tout de suite fondre en un seul corps vaste, leurs regards s’identifient et leurs cœurs paraissent plus proches. Il leur semble participer, par une force irrésistible, à la communion de l’eau :

‘« Il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant de l’élément qui les portait : leur chair parut perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux filets liquides qui les enserraient »217.’

Le modalisateur « il leur sembla que », qui traduit l’impression des nageurs, le participe présent « dissolvant », ainsi que le verbe « s’identifier », expliquent les étapes de la dissolution dans la mer. Grâce à l’imagination créative du romancier, l’eau aboutit donc à cette unité recouvrée. Ce bain se présente, selon Laurence Rousseau, comme un bain symbolique « où tout était encore soumis à la primitive unité »218, « comme si l’œil enchanté, au matin de la création, eût pu voir se dérouler le mystère naïf de la séparation des éléments »219. La dissolution permet au héros gracquien, ajoute cette auteure, d’atteindre un degré supérieur dans « l’identification avec le monde », et « c’est en toute volonté consciente qu’il cherche à éclater ses propres dimensions pour retrouver son état primitif » de « liane encore mal décrochée de l’entrelacement primordial des branches »220. La dissolution, l’absorption sont deux modes par lesquels le personnage gracquien se confond avec le monde, l’absorbe à son tour, dans une incessante dialectique. Par là il atteint sa dimension cosmique et réalise le projet de l’écrivain. Par son désir et ses relations avec le monde qui l’entoure, le héros reflète un projet déjà inscrit dans le décor :

‘« Se dissoudre dans l’univers, c’est non seulement s’absorber en lui par la contemplation, mais c’est aussi et avant tout s’y confronter, le ressentir « autre », fondre la conscience de soi et la conscience du monde. C’est consciemment, […], que la conscience va laisser place à une relation fondée non plus sur la réflexion du monde externe en soi, mais sur un échange de nature. La réflexion suppose encore un jeu du double, un dualisme »221. ’

L’enjeu sera donc de réduire le plus possible cette sensation d’étrangeté, d’extériorité portée contre le monde et de le sentir comme faisant partie de soi. Désormais, il n’y a aucune distinction entre l’homme et le monde :

‘« Homme et chose, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres, à égalité, matière romanesque – à la fois agis et agissants, actifs et passifs »222.’

L’univers imaginaire de Gracq se fonde essentiellement sur l’abolition des frontières entre les différents objets du réel afin d’atteindre le surréel. Découvrir des liens mystérieux, des associations étranges : voilà ce que nous propose l’écriture de Gracq. Cependant il s’agit d’une écriture poétique et non pas prosaïque, profitant beaucoup plus des techniques de la poésie. La poésie semble le seul pouvoir apte à répondre excellemment aux aspirations de l’écrivain, à suggérer des réalités nouvelles, à assimiler des objets distincts et à réaliser le désir de l’universel. Contrairement à la prose, elle paraît plus proche de l’imaginaire que de la réalité. C’est pour cela que Gracq recourt aux procédures poétiques, dans lesquelles il trouve la voie la plus courte qui va le conduire à la réalisation de son objectif. Les figures de l’analogie ne sont que des outils que lui offre ce genre ; Gracq parle dans Au château d’Argol de « bizarres rapprochements, et moins ceux de la ressemblance que ceux à tous égards plus singuliers de l’Analogie »223. Grâce aux images métaphoriques et comparatives, la poésie suggère le monde surréel de Gracq, fondé sur la suppression des frontières et sur le rapprochement étrange des objets.

Une autre image peut être collée à l’élément liquide : celle de l’eau-mère. Le Rivage des Syrtes l’évoque lors de la navigation en pleine mer des Syrtes. Sur le Redoutable, Aldo a l’impression d’être « un enfant au sein de sa mère »224. Toutes les conditions nécessaires à cette évocation sont présentes : l’obscurité, « nuit », le calme et la liquidité. L’image de l’immersion trouve donc sa raison d’être. En effet, le bain reproduit matériellement la nostalgie de l’immersion et la fusion au sein de l’élément liquide, la présence du mot métaphorique « mère » la met en évidence. L’homonymie mer-mère peut aussi servir de support.

Grcaq manifeste son intérêt pour un humain végétal, et il accorde ce privilège à son personnage. La définition de l’homme comme une « plante humaine » fleurit dans ses écrits romanesques. Toutes les limites entre lui et le monde sont abolies et tout ce qui mène à leur noce heureuse est mis en œuvre. Des figures d’analogie considérées comme les enjeux de l’invention annoncent leur mariage, en tissant les rapports de la communion entre le sujet et l’objet désiré.

Notes
214.

Au château d’Argol, p. 25.

215.

Au château d’Argol, p. 48.

216.

Ibid.

217.

Au château d’Argol, pp. 46-48.

218.

ROUSSEAU, Laurence. Images et métaphores aquatiques dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. Paris : Lettres Modernes, 1981, p. 12.

219.

Au château d’Argol, p. 45.

220.

Un beau ténébreux, p. 130.

221.

ROUSSEAU, Laurence. op. cit., pp. 28-29.

222.

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant.op. cit., p. 558.

223.

Au château d’Argol, p. 56.

224.

Le Rivage des Syrtes, p. 728.