Conclusion

Notre premier parcours dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq met sous nos yeux un monde imaginaire qui n’a aucun rapport avec le réel. L’écrivain crée des lieux imaginaires, c’est-à-dire difficiles à les localiser sur la carte géographique de la France. Aucune indication temporelle n’apparaît encore pour permettre de situer l’histoire à une époque historique précise. L’histoire reste hors du temps réel. La création d’un monde irréel s’avère l’objectif de l’écrivain. Décrire ne signifie pas seulement le dessiner ou célébrer ses caractéristiques, mais créer la fiction même du livre. Car la description a pour fonction essentielle de représenter l’histoire même du personnage principal et de décrire son aventure et son état d’attente. L’intérêt ne tient pas à l’événement lui-même, mais à ce qui est arrivé avant : voilà la dynamique du récit poétique de Gracq. Pour ce faire, ces lieux sont intimement décrits. Raison pour laquelle nous préférons commencer notre travail par la mise en lumière de la représentation spatiale dans l’univers romanesque de Gracq.

La description révèle un projet de création opposé au réalisme. Plus le lecteur s’avance dans la lecture, plus l’objet à représenter se rend indéterminable. Certes le paysage peut parfois évoquer un élément réel, la Bretagne par exemple, mais celui-ci est restitué avec une superbe indépendance. Le monde gracquien est un monde clos, sans contact avec le nôtre : lieux isolés, paysage sauvage, calme absolu constituent le terrain de cet univers. L’insolite y règne et provoque des malaises enchanteurs, ce qui est renforcé encore par le procès de la description. Comme toute création, le monde gracquien a débuté par l’invention des toponymes qui s’avèrent dépourvus de tout enracinement référentiel. Pourtant l’invention n’est pas arbitraire, elle subit les lois de la sonorité. Le nom inventé s’harmonise avec les autres mots clé du récit. Autrement dit, le monde gracquien est poétique. Le système onomastique révèle les premiers effets produits sur la représentation de l’espace : il s’agit des lieux mal ancrés dans le réel ou des lieux qui restent sans identité précise. Le procédé descriptif continue à déstabiliser la configuration des choses, en menaçant la constitution même. Outre qu’elle varie d’un point à l’autre, la description topographique décèle l’ambiguïté entourant la localisation du lieu par rapport aux autres éléments de son univers romanesque. Les données géographiques désorientent le lecteur au lieu de le guider vers la bonne direction. Il y a donc une volonté de brouiller la représentation de l’espace, autant sur le plan référentiel que sur le plan fictif. Modes de représentation, les figures d’analogie affectent également la création de l’espace, elles visent à le constituer par une suite d’approximation ou d’assimilation, ce qui le rend instable. Sous l’influence de rapprochements étranges, le lieu est soumis à une métamorphose qui lui fait perdre tout ancrage référentiel et qui ne le construit plus comme un objet fictif défini. Tout cela sert le but de troubler l’identification des lieux inventés. La description gracquienne crée donc un espace improbable. Celui-ci se dégage de tout fait ontologique référentiel ou fictif. Mais cela ne signifie pas qu’il est réel. Nous finissons par dire que le procédé descriptif conduit à la perte de la représentation. La pléthore descriptive ne produit pas, note Anne Fabre-Luce, « la complétude, mais son contraire : la manque, la frustration indéfiniment relancée par une structure contradictoire et lacunaire »225.

La description peut dire le désir de rejoindre le lieu exprimé par les mots et croire à son existence au-delà du texte. La vérité de ce lieu situé aux frontières du réel et de l’irréel apparaît à travers le rapport tissé entre le sujet regardant et l’objet regardé, que nous allons étudier dans la partie suivante.

Notes
225.

FABRE-LUCE, Anne. « La Description chez Julien Gracq : une dialectiques des effets textuels », in Julien Gracq : actes du colloque international d’Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 410.