1- Le trajet initial vers le château d’Argol

Point de contact d’un point à l’autre, la route est le premier relais conduisant au lieu inconnu. Elle est selon l’affirmation de l’écrivain, « l’habitat préféré »235 de ses personnages, elle les met en rapport direct avec le paysage étrange. Jamais la marche à pied ne se réduit à des moments pour se laisser aller à quelques rêveries solitaires, elle est au contraire une bonne occasion d’assister aux multiples ouvertures du monde sensible. Marcher, suivre un chemin, ce n’est pas seulement traverser un espace, mais aussi l’apercevoir minutieusement pour le découvrir. Ainsi, le premier récit de l’écrivain, Au château d’Argol, place-t-il dès le début un personnage en voyage. Cet incipit deviendra plus tard un modèle très fréquent pour les autres romans. Albert chemine à pied sur « une longue route » conduisant à Argol où il vient d’acheter un manoir. La longueur de la route est un premier signe qui met son existence provisoire en cette région sur le mode de l’errance, et précise d’avance son activité de vagabondage. En mouvement lorsque s’ouvre la première phrase, le voyageur solitaire, au fur et à mesure qu’il avance, est frappé par la monotonie de la marche. La marche crée un état de conscience particulière et le fait d’emblée saisir le « caractère sauvage et désert » du pays. Cependant la longueur est un facteur suffisant pour attirer son attention sur le paysage et engendrer chez lui le sentiment de la monotonie. Le trajet initial lui permet de repérer les éléments constitutifs du paysage extérieur auquel Gracq consacre sept pages :

‘« Sur la droite s’étendaient des landes rases, où le jaune terne des ajoncs obsédait l’œil. Ça et là, l’eau sommeillait dans des mares herbeuses […] À l’horizon le terrain semblait se relever par un grand repli en une sorte de chaîne basse où l’érosion avait découpé trois ou quatre pyramides surélevées […] Sur la gauche s’élevaient des bois sombres et tristes où dominaient les chaînes, où se montraient aussi nombre de pin noirs et décharnés ».’

Le parcours routier contribue à bien localiser les composantes de la nature et à les décrire sincèrement comme le montre l’utilisation des déictiques spatiaux : (« sur la droite », « ça et là », « à l’horizon », « sur la gauche »). La description s’accorde parfaitement avec le mouvement du visiteur, elle n’adopte pas immédiatement une vision panoramique. Les lieux apparaissent successivement, suivant les pas montant au château d’Argol : les mares, les montagnes surgissent tout d’abord. Puis la description s’élargit aux bois de chênes et de pins et s’achève enfin sur un « sentier tortueux »236 aboutissant au château. Le mouvement rythmique de la marche est accentué par la monotonie du paysage traversé qui commence à troubler les sens par ses multiples signes ambivalents : couleurs ternes des fleurs, grisâtre du ciel, rareté du chant des oiseaux, immobilité des eaux stagnantes. Et un silence inquiétant le gouverne exceptionnellement.

Notes
235.

GRACQ, Julien. Notes. Œuvres complètes I. op. cit., p. 1148.

236.

Au château d’Argol, pp. 7-10.