1-2 Jeux de regard

Arrêtons-nous maintenant sur le premier effet de l’espace produit sur le voyageur : parce qu’il n’est pas familier, il fascine. La fascination se traduit tout d’abord par un sentiment d’obsession, lorsque le regard est tombé sur « le jaune terne des ajoncs ». Celui-ci est développé plus tard en un sentiment d’étonnement devant le vert du « gazon ras et élastique » qui couvre « l’étroite langue de plateau »238. Il est certain que l’œil non accoutumé à son objet le perce sans hésitation dans l’objectif de le découvrir. Le regard ne peut être qu’un manque. L’objet regardé laisse par conséquent une marque chez le sujet regardant. Le paysage extérieur n’est pas le seul élément qui étonne Albert dans cette région. Le visiteur d’Argol manifeste les mêmes émotions devant la construction insolite du château. Un sentiment de « gêne insupportable » l’envahit, quand il voit l’aspect insolite du manoir : la plus haute tour surplombant les précipices « offusquait l’œil de sa masse presque informe »239. La reprise du lexème « œil » quatre fois sur trois pages successives (10, 11, 13) montre le rôle que peut jouer le regard dans la perception de l’espace. Ce qui veut dire que le rapport avec lui s’instaure désormais depuis le système sensoriel de l’homme. Dans le cas d’Argol, les premiers regards ouvrent le chemin vers la connaissance du lieu inconnu. Le contact établi avec le monde se fait donc à la lumière des facultés sensibles, et la vue s’impose ici comme instrument et modèle. Car l’espace se définit en raison des codes sensuels. L’espace vit en produisant des effets visuels, phoniques, olfactifs et tactiles sur l’homme. Un réseau de relations se construit selon Maurice Merleau-Ponty entre l’homme et l’espace depuis le mouvement de notre perception :

‘« L’objet qui s’offre au regard ou à la palpation éveille une certaine intention motrice qui vise non pas les mouvements du corps propre, mais la chose même à laquelle ils sont comme suspendus. Et si ma main sait le dur et le mou, si le regard sait la lumière lunaire, c’est comme une certaine manière de me joindre au phénomène et de communiquer avec lui. […] Les « propriétés » sensorielles d’une chose constituent ensemble une même chose comme mon regard, mon toucher et tous mes autres sens sont ensemble les puissances d’un même corps intégrées dans une seule action »240.’

L’expérience sensorielle de l’espace s’attache étroitement au corps humain. Les effets extérieurs des objets ne trouvent place au fond de nous qu’au moment où nous projetons l’image de notre schéma perceptif. De ce fait un rapport de contact s’établit entre l’homme et le monde. Chez Gracq, ce rapport conduit à la rupture de communication avec autrui et à l’obéissance totale à la force de l’espace. Ce fait est actualisé par le retour à des tournures linguistiques. Dans beaucoup de passages, les organes des sens prédominent comme sujet principal des phrases, parfois les verbes de perception (surtout « voir », « regarder » et « entendre ») constituent l’outil de la perception spatiale. La prédominance des éléments spatiaux dans le texte gracquien soutient son rôle de provocation. Prenons par exemple ce paragraphe dans lequel Albert, en décrivant la façade du château, finit par dire l’enchantement de l’œil à la rencontre du gazon vert :

‘« Derrière la tour et parallèlement à la vallée, un second corps de bâtiment venait former avec la façade une équerre régulière. […] L’étroite langue de plateau enserrée entre la masse du château et les précipices où serpentait le sentier était partout couvert d’un gazon ras et élastique, d’un vert brillant dont l’œil s’enchantait »241.’

L’espace et ses objets constituent les composantes essentielles des phrases de ce passage. Ils en sont à la fois, le sujet, l’objet ou même le complément circonstanciel, alors que l’organe de la vue « l’œil » s’impose comme objet soumis à l’enchantement de l’espace.

Revenons maintenant à la première rencontre avec le château d’Argol devant lequel Albert éprouve un sentiment de réconfort :

‘« […] lorsqu’il aperçut à travers une éclaircie des branches et crut pouvoir identifier à un certain battement de cœur inconnu de lui jusque-là les tours du manoir d’Argol, éprouva-t-il un singulier sentiment de réconfort, et – dans l’acception la plus minutieuse, on l’a vu, de ce mot – de reconnaissance ».’

C’est grâce à la relation de sens que le lieu inconnu est défini. Délivré par un certain battement du cœur, le visiteur manifeste à la première vue du château un sentiment de « réconfort » et de « reconnaissance », dû à la rencontre de lieu de la quête. Toutefois la découverte du château ne va pas sans difficulté, l’ascension difficile de la pente le marque profondément. La description donnée (des pages 10-19) est émaillée d’expressions disant l’étonnement et l’inquiétude. Les circonstances qui accompagnent l’acquisition de l’édifice avertissent Albert, avec lui le lecteur, du terrain-piège d’Argol ; elles se donnent à lire comme une véritable connaissance du terrain. Par là, la description dérive la ligne narrative et devient l’objet principal du récit. Elle décèle le nouveau rôle que Gracq attribue à l’espace. En revanche, elle met en lumière la puissance de suggestion brutale du paysage qui affleure au cours de la marche du promeneur. Ce dernier provoque tous les signes avertisseurs pour concentrer et orienter vers le visiteur les forces maléfiques qui ne tardent pas à le frapper. Ces signes dictent en effet des actes. Le manoir s’anime également à son approche et devient le « guetteur muet »242 du haut duquel l’œil d’un veilleur ne le perd pas de vue un seul instant. Quelques lignes plus loin, le narrateur ajoute que « les merlons de cette puissante tour ronde […] se profilaient toujours juste au-dessus de la tête du voyageur »243. Du haut de la tour proviennent des regards inquiétants qui observent attentivement l’avance du voyageur. Un échange du regard s’établit d’emblée entre lui et le paysage : à ces regards vagues répondent les regards singuliers d’Albert. Pour Michel Guiomar, cette éclosion du regard est la première manifestation des miroirs révélateurs où plongent les yeux fascinés d’Albert et de ses amis :

‘« Apparaissent le château et ses paysages, matières primitives, catalysatrices du Miroir, espaces préparés aux Atteintes des Ténèbres »244. ’

Albert se distingue des autres personnages, comme l’indique la description au début du récit, par ses yeux qui savent envelopper et cerner les objets du paysage. À la particularité des yeux d’Albert correspond celle des regards annonciateurs du pays d’Argol qui se manifestent sous la forme des eaux, du ciel, du château. Cela nous amène à dire qu’il y a une équivalence d’échange du regard entre le visiteur et les éléments de l’espace. L’expérience spatiale consiste dans ce récit en un jeu d’intimidation : tandis que le piéton solitaire parcourt l’espace non familier, le paysage se déploie, en lui envoyant une série de manifestations visuelles agressives qui obsède son œil, et qui offusque sa vision en causant un sentiment de gêne insupportable. Voilà donc l’enjeu de l’espace argolien qui se fonde sur l’instauration d’un réseau de menaces alertant la perception des personnages.

La montée vers le château constitue la première marche dans le récit. Elle est suivie par d’autres marches solitaires ou en compagnie d’autres personnages. Celles-ci prennent l’aspect d’une errance à pied, de promenades à cheval ou en voiture. Ces différents aspects du mouvement composent les étapes essentielles de l’enchaînement des événements d’Argol, car ils mènent de découverte en découverte. Ils mettent Albert devant les signes ambivalents du lieu étrange. La marche devient donc l’état favorable à l’accession aux secrets d’Argol. La seconde promenade qu’Albert a faite à l’entour du château, le conduit à « une grève désolée » entourée d’un cimetière. Ce lieu sauvage lui inspire également une « morbide curiosité »245. Albert, en parcourant rapidement ces allées étouffées par le sable, s’arrête soudain devant une croix de pierre plantée à l’écart des autres. Ce qui le surprend, c’est qu’aucun renflement visible ne marque le terrain. Cette découverte importante coïncide avec la montée d’un énorme nuage sur le cimetière ; Albert, après y avoir gravé le nom de Heide, rejette la tête en arrière pour discerner la cause de ce voile d’ombre. Ce geste manifeste sa réaction devant l’imprévisible signe céleste du lieu étrange ; le changement brutal du paysage, qui ne peut être interprété que par une menace prochaine, le surprend. En effet, l’alternance des traits caractéristiques du paysage : calme/violence, ombre/lumière joue un rôle sur le plan poétique et narratif d’Argol. Le tombeau est un indice de fin tragique de Heide dont la mort est déclarée dans le dernier chapitre. En d’autres termes, sa mort est doublement figurée : une fois figurativement par le tombeau et une autre fois réellement à la fin du récit. Les signes prémonitoires de l’espace disent donc d’avance le destin prévu des personnages. L’espace gracquien attire et narre en même temps, dans la mesure où il déclenche un événement futur. Son rôle décisif réside véritablement dans l’économie narrative du roman.

Dans Au château d’Argol, la route occupe une importance essentielle : soit elle conduit à l’événement, soit elle révèle ce qui va arriver. C’est ainsi qu’avec la route le récit débute et se termine, c’est-à-dire qu’il est présenté sous une forme de spirale. Dans le premier chapitre, la route souligne l’arrivée d’Albert à Argol où les aubépines indiquent le printemps. Le dernier annonce le départ d’Herminien qui s’engage, par une nuit de décembre, sur l’allée magique de la forêt. Dans cette avenue, Albert le suit et le poignarde :

‘« Il [Herminien] quitta le château sous l’habit du voyageur. Très vite ses pas le conduisirent […] vers l’allée magique qu’Albert et Heide avaient suivie en un jour fatal […] Ils [des pas] venaient vers lui du fond de la nuit – et il les reconnut comme s’il les eût attendus de toujours. [...] Il se mit à courir au milieu de l’allée, très vite, et les pas suivirent. Et, perdant le souffle, il sentit maintenant que les pas allaient le rejoindre, et, dans la toute-puissante défaillance de son âme, il sentit l’éclair glacé d’un couteau couler entre ses épaules comme une poignée de neige »246. ’

La diversité des lexiques indiquant la route : « sentier », « chemin », « avenue », « allée » montre son énorme importance dans ce récit. En effet, elle guide le héros vers son but. « Longue », « tortueux », « impraticable », « pénible », « large », « rigide », « implacable » « gigantesque », « magique »247 : tels sont les caractères les plus remarquables de la route qui ne suggèrent pas seulement le trait funèbre des événements à venir, mais se mêlent aussi aux réactions du marcheur.

Notes
238.

Au château d’Argol, pp. 10, 13.

239.

Ibid., p. 11.

240.

MERLEAU-PONTY, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945, pp. 366-367.

241.

Au château d’Argol, pp. 12-13.

242.

Au château d’Argol, pp. 10-11.

243.

Ibid., p. 11.

244.

GUIOMAR, Michel. Miroirs de Ténèbres : images et reflets du double démoniaque I. Julien Gracq : Argol et les rivages de la nuit. Paris : José Corti, 1984, p. 37.

245.

Au château d’Argol, p. 26.

246.

Ibid., p. 95.

247.

Ibid., pp. 11, 73, 74, 76, 95.