2- Excitation à la vitesse : la route des Syrtes

Le parcours du héros gracquien peut être compris comme une première étape vers l’autre monde inconnu et la découverte de son paysage. De ce fait, le départ d’Aldo vers la province éloignée est lu comme un parcours initial à l’intérieur d’un autre futur plus remarquable. C’est plutôt un voyage d’avant le grand voyage menant à l’au-delà inconnu nommé : le Farghestan. Nous préférons nous attarder ici sur le moment du départ auquel Gracq consacre huit pages (559-566). Point de séparation entre le lieu familier et le lieu étrange, le départ est marqué par des sentiments contradictoires. Par opposition à l’habituel, l’adieu n’est pas accompagné d’un sentiment de tristesse ou d’angoisse lié au détachement du lieu familier. Au contraire, une impression de légèreté particulière s’est dégagée :

‘« Cet adieu m’était léger : j’étais tout à goûter l’air acide et le plaisir de deux yeux dispos, détachés déjà au milieu de toute cette somnolence confuse ». ’

L’impression de légèreté ne s’attache pas au départ, mais à la promesse du lieu inconnu vers lequel le héros se met en route. Cette déclaration annoncée au début du voyage attire l’attention sur le rôle que le regard va jouer dans ce trajet. Délivré de la somnolence de la ville natale, le regard a désormais pour fonction de goûter le charme du paysage qui s’ouvre devant lui et de déterminer l’identité du lieu étrange. L’œil deviendra donc sensible à tout changement du paysage. Le départ crée, comme le note Marc-Henri Arfeux, une conscience spatiale accordée toute entière au mouvement de l’adieu grâce auquel naît une fête intime du moi réveillé et rassemblée par la perception. Promettant une vie nouvelle, le départ vers les Syrtes est dans ce cas une étape préliminaire permettant d’approcher l’univers inédit dont le charme agit sur la conscience d’Aldo. Cette impression de nouveauté créatrice, Aldo la sent lorsqu’il quitte la ville :

‘« Il y a un grand charme à quitter au petit matin une ville familière pour une destination ignorée »248.’

Porteur du plaisir lié à la nouveauté, à la perspective du voyage, le départ devient un moment décisif dans le récit. Il tisse le premier lien avec le nouveau monde. Dès que la voiture qui l’emporte vers le littoral dépasse les limites d’Orsenna, le personnage principal commence à « attacher sur le paysage un œil plus intéressé », à sentir « le souffle du sud ». Il distingue immédiatement le paysage humide de sa ville de la région sèche qui se dessine à l’horizon. La distinction entre ces deux régions est un indice qui reflète l’éveil de la sensibilité fine aux influences extérieures : de grandes steppes nues, des fermes isolées, des troupeaux plus ou moins sauvages, de grands horizons constituent le nouveau paysage. La distance qui se montre dans le texte par les manifestations cosmiques du jour et de la nuit devient un autre motif de l’attraction exercée sur le voyageur. Les perceptions visuelles et auditives du héros, sensible à tout appel venant du lointain, encore indéfini pour lui, demeurent les éléments d’une expérience poétique de l’espace. Au fur et à mesure qu’il s’avance vers les Syrtes et s’approche géographiquement du Farghestan, la perception de l’espace augmente. La première impression dégagée de ce voyage est attachée à la terre nue qui apparaît comme un motif provocant la vitesse. Ainsi, la vie paraît-elle d’emblée retirée de ce lieu-ci où tout est endormi dans un silence épais :

‘« C’était un pays plus libre et plus sauvage, où la terre, laissant affleurer sa surface pure, semblait nous inviter, en exaspérant d’elle-même notre vitesse, à nous rendre sensible comme du doigt sa seule courbure austère, et, aspirant toujours plus loin notre machine lancée à fond de course, indéfiniment à faire basculer ses horizons »249.’

Le premier effet de l’attraction vient de la terre elle-même : dénudée de son écorce, elle excite la curiosité des voyageurs pour atteindre le plus tôt possible les régions lointaines. Le dépouillement, forme pressante de l’attirance, agit sur le mouvement qui se déclenche et rend sensible l’inscription de la route dans le paysage. Cette excitation, le voyageur-descripteur la sent bien et l’interprète par le verbe « inviter » et le participe présent « exaspérant ». En exaspérant la vitesse de la voiture, la terre participe au processus de provocation du parcours. Aldo s’aperçoit qu’un changement de rythme s’effectue immédiatement sur le mouvement du véhicule qui penche vers le glissement : « nous glissions comme dans le fil d’un fleuve d’air froid que la route poussiéreuse jalonnait de vagues pâleurs ». Ce fait est accentué par la reprise du verbe « glisser » plusieurs fois dans ce texte, qui peut être compris comme les propriétés de sentir le monde. Pour Erwin Straus, l’acte de glisser est « un processus d’explication avec le monde (ou) une transformation permanente dans la confrontation du Je et du monde »250. Cependant, glisser nécessite la confirmation du mouvement précédent par le mouvement ultérieur ; dans ce texte le mouvement de l’excitation est complété par celui de la glissade. Ce dernier est aussi lu comme le prélude à la dernière scène du parcours. À cette invitation, Aldo manifeste une impression de malaise due à ce rapide voyage, qui s’accentue avec la transformation brutale de la route en « piste écorchée et galeuse ». Celle-ci ressemble à « une tranchée basse » bordée d’une immense étendue de « joncs serrés et grisâtres dont l’œil balayait la surface jusqu’ à l’écœurement »251. Le trajet vers les Syrtes célèbre bien l’engagement des sens dans la perception de l’espace : devant le paysage routier qui s’ouvre devant lui, le voyageur n’arrête pas d’exprimer ses sentiments. Le malaise qu’il a senti est dû réellement à ce qu’il regarde. Autrement dit, cette impression d’immédiat s’attache étroitement aux moments où son corps se trouve au contact de l’espace. Parler de la création poétique dans l’œuvre de Gracq, c’est montrer aussi les sensations immédiates du personnage lors de la rencontre avec le lieu. Jamais ce dernier n’est présenté comme il faut. Il est manifesté plus fortement par ses émotions que par ses caractères physiques. Son rôle réside dans la révélation de l’indice d’une vérité, d’un signe.

La perception de la proximité du lieu inconnu se manifeste encore dans le texte par le recours aux figures du discours, quand Aldo compare cette piste à une « mer de joncs serrés et grisâtre ». La comparaison appelle sans doute la route maritime de la mer des Syrtes qui sépare les deux pays adversaires. Elle est l’indice d’un prochain parcours. Aldo traverse maintenant cette mer illusoire de joncs, mais il la franchit réellement plus tard, lorsqu’il décide d’aller voir le lieu interdit (le Farghestan). L’image poétique dessine d’avance l’itinéraire du héros. Elle célèbre aussi la fusion de l’objet de désir dans le monde végétal et océanique. Quand la voiture a atteint la contrée fascinante, opposée au rivage désiré, une autre perception de l’espace se produit : celle-ci mêle cette fois-ci dans une phrase courte le monde sidéral et la terre mystérieuse vers laquelle roule Aldo :

‘« […] la tête renversée dans les coussins, au cœur de l’obscurité, je me plongeai longuement aux constellations calmes, dans une exaltation silencieuse : ses dernières étoiles devaient briller pour nous sur les Syrtes »252. ’

La plongée dans la nuit étoilée met en valeur le monde astral dans ce récit. La reprise du champ sémantique de ce monde vient de la certitude que ces étoiles, qui luisent sur la route déserte, vont briller encore sur les Syrtes. La certitude est renforcée par l’emploi d’un verbe d’obligation « devoir ». C’est avec le voyage nocturne vers l’île de Vezzano qu’Aldo et Vanessa découvrent Tängri. D’une autre manière, la découverte du Farghestan s’accompagne également d’une luminosité nocturne surprenante. La circonstance d’apparition de la ville farghienne correspond exactement à la description de cette nuit : le même réseau sidéral fête cette découverte. Il est intéressant de signaler ici qu’Aldo manifeste la même réaction dans les deux cas. Il renverse encore la tête en arrière, afin de voir le ciel étoilé lors du surgissement de la montagne, lieu où réside Tängri : « je marchais la tête renversée vers le ciel plein d’étoiles »253. La prémonition du Farghestan est aussi confirmée quand Aldo dit :

‘« Sur cette terre engourdie dans un sommeil sans rêve, le brasillement énorme et stupéfiant des étoiles déferlait de partout en l’amenuisant comme une marée, exaspérant l’ouïe jusqu’à un affinement maladif de son crépitement d’étincelles bleues et sèches, comme on tend l’oreille malgré soi à la mer devinée dans l’extrême lointain »254. ’

Ce passage riche d’images mérite toute notre attention, il associe à la fois la terre somnolente, le ciel étoilé, le déferlement de la marée et le pressentiment de la mer à l’horizon. En se dématérialisant, la terre étoilée de l’Amirauté s’ouvre en profondeur, tout en suggérant l’image de la mer des Syrtes. Certes, Aldo ne peut ni entendre ni voir encore la mer, mais il la pressent à la faveur de l’acuité auditive dont il est tout à coup doué. Grâce à la nuit étoilée, la mer devinée dans le lointain est présente, elle est appelée par l’image de la marée qui est elle-même annoncée par le déferlement des étoiles brillant dans l’espace. « Tout se passe donc comme si une marée d’étoiles submergeait soudain la terre endormie et emportait les sens alertés vers une mer réelle mais pour l’heure encore invisible, à l’extrême horizon »255. Nous pouvons dire que des sensations cénesthésiques émanent du voyageur et participent à l’expérience de l’espace. Pour comprendre mieux l’attitude d’Aldo devant le paysage qui s’offre à lui, nous revenons à Maurice Merleau-Ponty. Ce critique décrit le mouvement du corps devant son objet. Lorsque l’observateur aperçoit un objet, il se rend compte des possibilités motrices engagées dans sa perception. La chose apparaît comme fonction des mouvements de son corps, autrement dit le corps, champ de localisation des sensations, joue un rôle décisif dans la perception de l’espace :

‘« […] mon corps devient sujet : il se sent. Mais il s’agit d’un sujet qui occupe de l’espace, qui communique avec lui-même intérieurement, comme si l’espace se mettait à se connaître intérieurement. De ce point de vue, il est certain que la chose fait partie de mon corps. Entre eux, il y a un rapport de coprésence. Mon corps apparaît comme « excitable », comme « capacité de sentir », comme « une chose qui sent » »256.’

C’est avec son propre corps que l’homme appréhende donc l’espace, en fait la condition et la délimitation de sa propre expérience de vivre. Le dedans et le dehors spatial s’échangent et s’incorporent, en laissant le sujet percevant jouir de l’ouverture au monde.

Notes
248.

Le Rivage des Syrtes, p. 559.

249.

Le Rivage des Syrtes, p. 564.

250.

Cité par LEUTRAT, Jean-Louis. Julien Gracq. Paris : Seuil, 1991, p. 122.

251.

Le Rivage des Syrtes, pp. 564-565.

252.

Ibid., p. 564.

253.

Le Rivage des Syrtes, p. 686.

254.

Ibid.,p. 565.

255.

ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre romanesque en prose de Julien Gracq. op. cit.,p. 258.

256.

MERLEAU-PONTY, Maurice. La Nature. Notes. Cours du collège de France. Paris : Seuil, 1994, pp. 107-108.