2-1 Promesse de la route du « Sud »

‘« Emporté dans cette course exaltante au plus creux de l’ombre pure, je me baignais pour la première fois dans ces nuits du Sud inconnu d’Orsenna, comme dans une eau initiatique. Quelque chose m’était promis, quelque chose m’était dévoilé, j’entrais sans éclaircissement aucun dans une intimité presque angoissante, j’attendais le matin, offert déjà de tous mes yeux aveugles, comme on s’avance les yeux bandés vers le lieu de la révélation »257.’

Le voyageur des Syrtes a la certitude que ce trajet lui promet quelque chose. Au fur et à mesure qu’il s’approche de sa destination, l’aspect du lieu fascinant s’ébauche, dont l’image reste attachée à la présence de la mer et au monde sidéral. La répétition de l’image métaphorique ou véridique de la mer le confirme. La mer des Syrtes constitue donc une promesse, elle annonce l’approche du pays non nommé. C’est pour cela qu’Aldo demeure sensible à tout signe se rapportant à la révélation stupéfiante du rivage désiré. Signe de la promesse, de l’appel et du sentiment de parvenir au vrai pays, la mer revêt cette importance, car elle n’est pas seulement un point de séparation entre Orsenna et le Farghestan, mais elle sert de route entre les deux rivages. Elle est, selon Marc-Henri Arfeux, une préfiguration métonymique de la terre fascinante. Elle se transforme en route pavée de lumières, quand le Redoutable franchit la ligne rouge de la mer. Or le lieu inconnu se lit dans ce roman comme un synonyme du lieu de la révélation. Le voyage vers les Syrtes y donne donc accès. Comme toute révélation, la nuit est caractérisée par un éblouissement aveuglant qui cache la vue. Cependant, elle tire son mystère de ce qu’elle vient de montrer ultérieurement. À cet empêchement du regard correspond l’impossibilité momentanée de voir le paysage, qui frappe soudainement le voyageur. C’est juste au bout du voyage, après avoir été libéré de cet état d’aveuglement sidéral, qu’Aldo peut déterminer la silhouette de l’Amirauté et celle du capitaine Marino, représenté comme le gardien sincère du sommeil pesant sur la ville. Après des heures de voyage à travers les brumes fantomatiques du désert surgissent enfin quelques maisons longues et basses, une forteresse lourde et massive, des touffes d’herbes, de lichen gris, des débris de vaisselle qui soulagent son cœur. Tout semble baigner dans la moisissure et la boue. L’Amirauté des Syrtes apparaît en ruines, l’œil du voyageur se heurte partout à des signes d’un effondrement dû au temps et à la froide humidité. En face de la forteresse, il y a la mer des Syrtes : mer vide sans port utile où la navigation est interdite depuis longtemps. L’image que le narrateur donne de la ville évoque un monde en décadence, replié sur lui-même, un monde caractérisé par l’immobilité et le vieillissement où il n’y a place pour aucun événement. Pourtant, une « intimité familière » naît entre lui et le lieu silencieux qui se développe ensuite en sentiment de « fascination d’étrangeté »258. Ainsi le récit se dégage de ces premiers détails et reprend son cours, souvent glissant d’une page à l’autre. L’événement élidé de la narration est donné à lire dans la description de la ville.

Le voyage vers les Syrtes est accompagné du changement progressif du paysage, mais cela ne signifie pas qu’il ait un rôle prémonitoire à jouer comme dans Au château d’Argol. À l’opposé, les signes du paysage dans ce récit ne renvoient pas à une action. Concernant la nuit de la révélation, le rôle que jouent les présages est dû non pas au paysage, mais à l’ouverture cosmique de la nuit et à la manière dont elle devient le conducteur du voyage. Dans le but de distraire Aldo du lieu de la révélation, Marino le met dans une chambre close et humide donnant sur la mer et l’autre rivage. Il y a là une volonté d’enfermer le voyageur dans le sommeil pesant sur la province, et non pas de le conduire au centre révélateur entrevu pendant la nuit étoilée du voyage. Or Aldo voit dans ce calme et cette stagnation quelque chose qui est en train de se produire :

‘« […] et cependant il montait de cette naïve activité villageoise une inquiétude et un appel. Un rêve semblait peser de toute de sa masse sur la somnolence de ces allées et venues si humbles que j’observais de là-haut comme du cœur d’un nuage »259.’

Prenant conscience de cet appel de vie, Aldo pressent que le pays se lasse de son état endormi sans rêve et qu’il a besoin maintenant de « se sentir vivre ». Son départ n’est qu’un fait salvateur dans la mesure où il vient ranimer du sommeil le passé glorieux d’Orsenna. Ce passé, qu’est la guerre suspendue avec le Farghestan, va le redynamiser au contact de son désir. Son rôle est de rendre à la ville la vivacité qu’elle a perdue depuis des années. Il reste attentif donc à tout signe prometteur d’une vie et les signes seront des aliments nourrissant son attente démesurée. D’après Marie Francis, le héros gracquien reste sensible à toute présence de l’Invisible dans l’espoir de déchiffrer les signes mystérieux :

‘« Dans une appréhension simultanée du réel et de l’irréel, il [le héros] guette, déchiffre les Signes prometteurs de mort qui nourrissent son attente. Il garde conscience du monde réel mais le métamorphose, lui donne une signification nouvelle issue de l’imaginaire, l’imprègne également de sa propre saturation et de son attente de mort »260. ’

Si nous soulignons une petite nuance avec l’affirmation de cette auteure, pour qui il s’agit des signes de mort, c’est parce que chez Gracq la mort signifie naissance. L’agitation qui domine Orsenna lors du renouvellement de la guerre aboutit par conséquent à la mobilité de la vie quotidienne des gens, mobilité qui rend du dynamisme au pays somnolent.

Notes
257.

Le Rivage des Syrtes, pp. 563-565.

258.

Le Rivage des Syrtes, p. 574.

259.

Ibid.

260.

FRANCIS, Marie. op. cit., p. 111.