2-2 L’éveil de l’ouïe dans Sagra

Contrairement aux autres personnages secondaires, le héros des Syrtes se caractérise à la fois par une sensibilité fine et par un regard fixe. Le regard neuf qu’il jette sur le paysage des Syrtes le distingue du capitaine Marino et lui permet de sonder le visible et l’invisible. À ses regards aigus s’oppose le regard banal du capitaine, doué d’yeux myopes. C’est pour cette raison que ce dernier n’a pas de goût pour les choses lointaines et douteuses. Il déteste de même la manière dont Aldo regarde les choses. Il lui avoue qu’il a reconnu chez lui un « regard qui réveillait trop de choses »261. Le regard définit donc l’être par rapport au monde. Ainsi le regard du personnage gracquien n’est pas seulement un constat, mais aussi, le refus d’une humanité mourante, refus d’une suppression des tensions vitales. Parmi les autres parcours remarquables qu’Aldo a faits pendant son séjour aux Syrtes, nous citons aussi celui de Sagra, dont la marche durant de longues heures le conduit à ses ruines :

‘« Pendant que je me perdais en conjectures sur ce qui avait pu attirer Marino et ses lieutenants vers ce bois perdu, je perçus de manière distincte, à peu de distance, le murmure surprenant d’un ruisseau ; les joncs firent place à des arbustes entremêlés, puis au couvert d’un épais fourré d’arbres, et je me trouvais tout à coup dans les rues même de Sagra »262.’

Ce n’est pas seulement que le regard est engagé dans l’expérience sensorielle de l’espace. Voilà maintenant la perception auditive qui, mise en alerte, affirme sa puissance de perception. Puisque le monde se définit par rapport au corps de l’homme et à ses sensations, les cinq sens s’imposent comme un modèle par excellence de la connaissance de l’espace. Chaque parcelle de cosmos se construit devant le sujet observant et prend sens pour son compte. En réalité, nos sensations se montrent aptes à saisir un aspect de l’espace et à déchiffrer son sens. La perception de l’homme se définit aussitôt et spontanément comme structuration ou déconstruction. C’est grâce à la marche que la sensibilité d’Aldo s’éveille. Les perceptions visuelles et auditives sont intensifiées pour participer à la perception de l’espace inconnu. Le murmure du ruisseau ne devient sensible que pour mettre l’accent sur ce lieu délaissé. Percevoir l’espace est l’expression synonyme de son interprétation, à partir du résultat acquis grâce aux sensations. Ainsi, le bruit léger des eaux et l’acuité de la sensation auditive aident à la découverte de Sagra. Cette ville tient sa particularité du fait qu’elle met le héros–narrateur face à face avec les signes venant de l’autre côté de la mer. La marche d’Aldo dans les ruines de cette ville finit par le mettre devant le petit bateau amarré au quai et l’homme étranger, le gardien du bateau. Cette découverte et les traces fraîches de la voiture sur la piste le rassurent dans ses impressions et s’harmonisent avec ses rêves d’une « voile naissant du vide de la mer »263.

Notes
261.

Le Rivage des Syrtes, p. 797.

262.

Ibid., p. 612.

263.

Le Rivage des Syrtes, p. 580.