3- « Laideur du monde » et beauté du paysage, le voyage de Grange

Comme Albert qui était déjà en route vers Argol lorsque débute le roman, Grange est dans un train conduisant à la maison forte où il va accomplir sa mission militaire. Autrement dit, le mouvement du parcours s’est ébauché avant que la première phrase n’annonce le début d’un nouveau trajet. D’autre part, la place qu’occupe la locution conjonctive « depuis que » à la tête de l’énoncé initial, qui a une valeur temporelle, met en évidence ce voyage :

‘« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait »272.’

C’est par là que le voyageur du roman diffère d’Aldo, dont le parcours commence quelques pages après l’ouverture du roman. Mais il a en commun avec son activité : il est en route vers son poste militaire placé sur la frontière. Comme tous les autres héros gracquiens, Grange paraît rejeter la vie collective au seul profit du paysage inconnu. L’incipit dit d’emblée la plénitude du voyageur, quand son train vient de quitter Charleville, qualifié de « laideur du monde », pour qu’il le fasse entrer rapidement en rapport direct avec le nouveau paysage, qu’il est en train de traverser. Nous avons remarqué que la traversée de la ville ou du monde citadin n’occupe que quelques lignes dans les premières pages du récit. Tous les chapitres sont consacrés à la description du charme paysager. Contrairement à Aldo, Grange n’est pas le narrateur d’Un balcon en forêt, son histoire est rapportée par un narrateur extérieur. Pour ce fait, des formules impersonnelles, comme dans ce cas « il semblait », pourraient exprimer son impression. Le passage rapide de la laideur de Charleville laisse place au surgissement précoce de la vallée de la Meuse :

‘« Le train vide ; on eût dit qu’il desservait ces solitudes pour le seul plaisir de courir dans le soir frais, entre les versants de forêt jaunes qui mordaient de plus en plus haut sur le bleu très pur de l’après-midi d’octobre »273.’

Ainsi une nouvelle fois le personnage gracquien se définit-il par son rapport au monde extérieur et non pas aux autres personnages. Devant l’attraction perpétuelle du paysage, les organes des sens se mettent tout de suite en éveil ; la vue (« jaunes ») et le toucher (« frais », « mordait ») travaillent conjointement afin de participer à l’expérience du nouvel espace. Le regard occupe comme d’habitude la première place, il souligne tout de suite une présence primordiale. C’est cette perception qui accorde à l’observateur l’impression de posséder l’objet de désir :

‘« […] l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donner lieu à Un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l’impression de gagner quelque chose »274. ’

L’écrivain de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde affirme que la perception de la vue devient également l’objet de l’attraction. L’œil demeure toujours le premier organe apte à recevoir sans égal l’effet venant du monde extérieur. Ainsi le passage du train dans une gorge entre deux hautes falaises oblige-t-il Grange à « [renverser] la tête contre le capiton de serge pour suivre du regard très haut au-dessus de lui la crête des falaises chevelues qui se profilaient en gloire contre le soleil bas ». L’aspirant cède immédiatement à la tentation du paysage de la Meuse envisagé comme un lieu magique. Le fait d’allumer une cigarette et de renverser la tête en arrière pour diriger le regard vers le haut dit l’assujettissement à l’espace extérieur. Il n’est plus dans le monde réel, mais dans celui des songes, que fait surgir la comparaison du ruban de prairie bordant la Meuse avec une pelouse anglaise. L’allusion au « Domaine d’Arnheim » de Poe est évidemment un motif suffisant en lui-même pour évoquer le sentiment de l’enchantement provenant d’une promenade, mais la plongée dans le monde des songes n’a pas duré longtemps. Des signes ambivalents proposés au regard attentif de Grange perturbent tout de suite la joie accompagnant la montée aux Falizes.

Nous nous arrêtons sur le dernier geste de Grange : « renverser la tête en arrière » et lever les yeux vers le haut pour souligner le rapprochement avec Le Rivage des Syrtes. La répétition des mêmes gestes dans les deux romans met en question le regard du héros gracquien. Nous nous demandons si l’objet de désir se rapporte au monde céleste. La réponse se trouve entre les lignes des pages qui viennent.

Notes
272.

Un balcon en forêt, p. 3.

273.

Un balcon en forêt, p. 3.

274.

DIDI-HUBERMAN, Georges. op. cit., p. 14.