3-1 Entre les deux

Revenons maintenant à la position même de Grange dans le train, qui exalte parfaitement la soumission aveugle à la force de l’espace. Etre à la fois dans le compartiment et au-dehors, la tête levée dans la vision de la forêt et du ciel, exprime bien la puissance du monde extérieur sur le héros. Toutefois l’attraction exercée sur lui par le paysage disparaît, aussitôt que le train stoppe dans des arrêts qualifiés de lépreux, tout en laissant place à la réapparition de la laideur :

‘« De temps en temps le train stoppait dans de lépreuses petites gares, couleur de minerai de fer, qui s’accrochaient en remblai entre la rivière et la falaise : contre le bleu de guerre des vitres déjà délavé, des soldats en kaki somnolaient assis à califourchon sur les chariots de la poste »275. ’

L’arrêt successif du train dans de petites gares « lépreuses » dissipe la qualité euphorique du parcours et corrige l’impression initiale d’enchantement due à la présence du paysage forestier. À la sensualité vitale de la « forêt drue et noueuse » s’impose le paysage malade, marqué par la seule présence des soldats assoupis. Le retour à la célébration de la laideur du monde humain n’exprime en fait que la frayeur du personnage principal face à ce qu’il attend. À savoir, l’alternance de la beauté et de la laideur reste attachée respectivement à l’apparition successive de la nature et du monde civilisé. Ainsi surgit un sentiment de menace latent, l’« œil désenchanté » revient vers la Meuse et distingue cette fois-ci des signes atroces : « petites casemates toutes fraîches », « réseau de barbelés », « la rouille et la ronce de la guerre »276 qui gâchent son plaisir et qui rappellent une guerre se profilant à l’horizon. Encore une fois le roman de Gracq efface la distinction classique entre la description et la narration et laisse le rôle narratif à l’espace. Le récit est constitué grâce aux différents sentiments que Grange éprouve devant les signes ambivalents du monde extérieur.

Le rôle du paysage ne se restreint pas seulement à celui de l’attirance. Sur le plan diégétique du récit, le paysage triste, lépreux, vient préfigurer ici l’avenir désastreux du pays, parce que les signes « déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue ». En cela, Grange se sépare du voyageur des Syrtes ; son « œil désenchanté »277 s’oppose à « l’œil intéressé » d’Aldo. Ce dernier vit un sentiment du renouvellement lors de son départ vers les Syrtes, il quitte le centre paralysé et va à la rencontre des signes dans le but de les provoquer. En revanche, Grange prend place dans le train avant que la première page ne prenne forme. Ce qui signifie que son départ n’est qu’une réponse à un ordre de mission. Certes, il éprouve au début le sentiment de fuir, mais ce sentiment disparaît aussitôt au profit de l’angoisse, à cause de la guerre dont le parcours laisse affleurer les signes.

Au fur et à mesure que le voyageur s’avance sur le chemin, le paysage acquiert les caractères d’une sauvagerie animale et appelle le retour au monde imaginaire. Les layons étroits fuyant à travers les arbres se comparent à des « passées de bêtes »278, la piste principale fait écho à l’univers atemporel des bois magiques ensorcelés par la présence inattendue des fantômes ou des silhouettes. Il s’agit ici de la silhouette d’un personnage en pèlerine ou d’un sapin noir. La vraie rencontre à laquelle renvoie le passage de la page 8 n’est autre que celle de Mona, trouvée dans les bois :

‘« La silhouette était d’une petite fille enfouie dans une longue pèlerine à capuchon »279. ’

Mais cette rencontre peut signifier, par un effet de contrepoint du récit, celle des chars ennemis apparus dans la forêt. Le trajet de Grange se situe à la frontière du réel et de l’irréel. L’irréel est renforcé par l’allusion de temps en temps au monde féerique des contes, qui trouve dans ce bois le terrain propice à son surgissement :

‘« Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte »280. ’

Le retour au monde merveilleux s’inscrit en réalité dans le domaine de l’enchantement que peut suggérer la forêt du conte. Celle-ci chante un paysage d’angoisse d’où surgit quelque chose d’imprévu. La conscience d’une guerre proliférant au sein de la forêt reste présente dans l’imaginaire du voyageur, raison pour laquelle il en fait un lieu de surgissement inattendu. Les signes paysagers apparus pendant tout le trajet l’avertissent, mais Grange manifeste son indifférence.

Nous trouvons intéressant d’observer de près l’onomastique de « Grange » qui résout, semble-t-il, l’énigme du héros gracquien. Selon Michel Descotes, le suffixe « Gr » renvoie phonétiquement à tout ce qui concerne la guerre, tandis qu’« ange » indique l’aspiration à « s’élever vers un monde céleste, le paradis […] et à rejoindre un univers plus éthéré »281. Cela explique le regard dirigé perpétuellement vers le ciel. Nous ne pouvons pas lire l’incipit sans évoquer la fin du récit. Le regard initial fait penser également à l’ultime regard : blessé à la jambe, Grange rejoint la maison de Mona et lève les yeux vers le plafond avant de tirer la couverture sur sa tête et s’endormir. Le regard du dormeur vers le haut explique l’aspiration au monde céleste ; or il renvoie à une vision prémonitoire de la mort. Dans ce récit, le regard ne définit pas uniquement le héros par rapport au nouvel environnement, mais il détermine aussi sa relation avec les autres : à Moriarmé, Grange est frappé par « le regard des yeux gris de mer »282 du colonel. Remarquons que le regard identifie l’autre par rapport à un lieu « mer », jamais par rapport aux autres personnages.

Notes
275.

Un balcon en forêt, p. 4.

276.

Ibid.

277.

Un balcon en forêt, p. 4.

278.

Ibid., p. 8.

279.

Ibid., p. 27.

280.

Ibid., p. 9.

281.

Cité par ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. op. cit., p. 278.

282.

Un balcon en forêt, p. 5.