3-2 Parcours et enchantement

Puisqu’il s’agit d’un environnement guerrier, la perception auditive est aussi très importante. Si le regard se distrait un moment, l’ouïe sensible rappelle tout de suit à Grange le bruit de la guerre. L’aspirant ne s’empêche pas par exemple d’écouter « la rumeur soldatesque » : partout se répondent les « tintements de casques et de gamelles, choc des semelles cloutées contre le carreau »283. Mis au même niveau d’alerte, les sens deviennent donc les outils de la perception spatiale.

En effet, le roman montre que l’itinéraire de Grange se subdivise en deux étapes. La première se termine à Moriarmé où la brutalité de la vie mondaine trouve place. À la beauté du val de Meuse s’oppose la violence de cette ville dont le nom (Mor-i-armé) suffit à dissiper le charme apprécié au début du parcours et le replonge dans la laideur du monde humain. Grange « déambulait maintenant dans une rue pauvre et grise qui courait à la Meuse ». Gracq confronte volontairement, dans le même texte, la civilisation à la sauvagerie primitive. La laideur de la vie mondaine réapparaît une nouvelle fois, lorsque la perception olfactive compare la chambre, où il a passé la première nuit, à la pourriture. L’odeur douceâtre de pomme pourrie de ce lieu le suffoque. Ce qui aggrave par conséquent le sentiment de l’anxiété. Les images de l’enchantement trouvent place avec la tombée de la nuit et le calme presque absolu. Quand l’aspirant souffle la bougie, tout change : il entend « seulement le bruit très calme de l’eau », « les cris des chevêches perchées tout près dans les arbres ». Et lorsqu’il pense à « d’étroites routes blanches sous la lune, entre les flaques noires des pommiers ronds, aux campements dans les bois pleins de bêtes et de surprises », le mouvement l’incorpore de nouveau. La sensation de l’enchantement s’attache donc au mouvement du parcours et au monde céleste. En effet, la verticalité interpelle Grange, elle trouve sa valeur dès qu’il éteint la flamme de la bougie et ouvre la fenêtre de sa chambre contre laquelle il tire le lit. « Couché sur le côté », son regard plonge sur la Meuse ; il songe à la lune et «à la belle étoile ». Aussitôt la luminosité nocturne l’attire. C’est juste maintenant qu’il sent revivre « l’enchantement de l’après-midi ». Il pense que « la moitié de sa vie allait lui être rendue »284.

L’ultime voyage de Grange commence, lorsqu’il quitte Moriarmé, en roulant vers les Hautes-Falizes où se situe la maison forte. Le principe de la verticalité prédomine également, car la maison forte se trouve quelque part au sommet des « falaises chevelues ». De là il peut facilement contempler le ciel. L’ascension vers la maison forte est comparable à celle d’Albert vers le château d’Argol : Grange éprouve les mêmes sentiments d’étrangeté, créés par la présence dans un lieu non familier. « Le silence de ces bois sans oiseaux » l’étonne tout de suite et provoque l’inquiétude face au calme total de l’espace. « Tout point de vue le magnétis(e) », le paysage forestier exerce immédiatement son pouvoir d’attraction sur lui. Comme les autres héros de Gracq, Grange se sent pris par le charme du paysage et manifeste aussitôt un assujettissement absolu à sa provocation :

‘« Accroché aux ridelles, il tournait le dos à demi au capitaine et se levait parfois dans les virages pour plonger le regard jusqu’au fond de la vallée : où qu’il fût, comme les enfants qui grimpent aux portières »285.’

Grange ne résiste pas au magnétisme de l’espace, les verbes de mouvement « tourner », « se lever », « grimper » en sont la preuve. Dès lors l’horizontalité prend sa valeur, le regard plongé dans la vallée peut désormais décrire tout ce qui est devant lui. Dans un autre sens, les lointains ne disparaissent plus derrière le bleu cendré de la fumée, le paysage devient tout à coup lisible, la description ne laisse pas place aux illusions. De même, le regard est très présent dans ce passage, Gracq lui confie maintenant le rôle cardinal de la perception spatiale. Nous sommes très sensible à tous les termes célébrant la souveraineté de cette perception dans les pages 7-8 : « regard » (2 fois), « œil », « voir », « vue » (2 fois). Le regard devient de cette façon « l’objet d’une tentation constante qui engendre un état : l’attente, et un comportement : aller voir, dont la répétition ne signale pas autre chose que la permanence de cette tentation à laquelle il répond »286. Doué d’une sensibilité affinée, le personnage gracquien guette donc les signes du monde extérieur pour nourrir son attente. Le monde obtient dans ce cas une particularité exceptionnelle, car il se montre complaisant. Nous concluons qu’un rapport de complaisance définit le lien entre l’homme et l’espace.

Notes
283.

Ibid.

284.

Un balcon en forêt, pp. 6-7.

285.

Ibid., p. 7.

286.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 131.