4- Vers les ruines de Roscaër

Comme nous l’avons vu plus haut, la création poétique du lieu consiste chez Gracq à montrer comment l’objet de désir (l’espace) exerce une influence sur la sensibilité et les sentiments du sujet regardant. En acceptant son pouvoir d’attraction, le sujet entre en contact avec lui par son corps et ses perceptions. Car ce sont les seuls outils de connaissance du monde extérieur :

‘« […] j’observe les objets extérieurs avec mon corps, je les manie, je les inspecte, j’en fais le tour, mais quant à mon corps je ne l’observe pas lui-même »287.’

L’homme est donc capable de percevoir tout ce qui est exposé devant lui. Ainsi l’espace et ses objets dans les écrits de Gracq sont-ils décrits par le mouvement et le regard de son héros. Les deux activités peuvent être lues comme une réponse à l’appel des signes, elles disent à la fois la soumission du sujet au charme du paysage et la permanence de sa force d’attraction. L’espace dans les romans de Gracq a donc un rôle de provocation : il incite le regard autant que la marche. Ceux-ci sont considérés comme des éléments constitutifs du processus créatif de l’écrivain visant à renouer le rapport entre l’homme et l’univers.

Il est indispensable de signaler que la route existe dans tous les romans gracquiens. Elle forme, par sa simple présence, une interpellation permanente, accentuée par la lumière astrale. La route, en tant que voie naturelle et primitive, reste évidemment un excellent lieu de parcours. Sur le chemin, « le marcheur s’engage, affirme Marie-Claire Dumas, de tout son corps, par le rythme de son pas, de sa respiration, par la contemplation du paysage qui se déroule sous ses yeux, par la rêverie qui en découle »288.

Un beau ténébreux manifeste une grande rupture par rapport aux autres romans. Tandis que le parcours du héros gracquien débute à l’incipit dans Au château d’Argol, Le Rivages des Syrtes et Un balcon en forêt, il commence ici dans le premier tiers du livre. En voiture, Allan conduit les vacanciers de l’Hôtel des Vagues vers le château de Roscaër, sa conduite rapide est un motif suffisant pour métamorphoser le paysage et les impressions des autres personnages. Gérard, le narrateur du récit, dicte immédiatement ses impressions :

‘« Sitôt passé Kérantec, la route s’élève, par grand lacets, au-dessus du miroir plan de la mer. L’ossature vigoureuse de cette côte mangée de grottes apparaît, avec ses grèves […], avec les rides blanches, les festons de ses vagues soudain si lentes et comme engluées sur des fonds transparents »289. ’

Le rapport avec le paysage prend sans doute ici un autre sens : sous le pouvoir exercé par Allan, les éléments du paysage se renversent. La mer vue du haut devient, aux yeux de Gérard, un vaste miroir cachant à peine ses gouffres. Le monde se dénude cruellement en montrant son ossature, ce qui ranime d’emblée l’idée de la mort. Par là, le paysage montre une parenté avec celui d’Argol. Les deux paysages jouent le même rôle poétique et narratif qui consiste à narrer l’événement d’avance. Une fois acquis le résultat de sa quête, Allan met fin à sa vie et par conséquent à la fiction. Il est le seul personnage de Gracq qui sait ce qu’il veut. Lorsqu’il décide de se suicider, sa décision n’est pas le fait d’immédiat. Cette décision est déjà prise avant même son apparition sur la scène. Cela explique probablement son indifférence au monde extérieur. Cela nous aide à comprendre la raison pour laquelle Gracq confie la description spatiale à un autre personnage « Gérard » et non pas à lui. Allan semble un être hors du commun qui réussit dès son entrée en scène à exercer une influence sur les autres et à façonner le monde selon sa propre loi. Nous remarquons qu’il devient le relais entre le narrateur et l’espace séduisant. Aux yeux de Gérard, le pique-nique devient tout de suite « un long, très long voyage » ou peut-être « un voyage sans retour ». Le monde subit également une métamorphose, la traversée de la forêt lui rappelle un pays de légende. Sous le pouvoir magique d’Allan, la forêt conduit à un autre monde. Cette capacité que la forêt obtient soudainement ne va pas de soi, elle la tire en fait des circonstances du parcours dirigé par Allan. Par contre, la forêt d’Argol possède une force autonome dont la tonalité ambivalente s’impose au cœur et à l’esprit d’Albert.

Toujours sous la même influence, le narrateur n’est plus dans un monde de légende, il se trouve soudainement devant un infini que la forêt offre aussi :

‘« Tout à coup la forêt franchie, vers un infini de collines brumeuses, la lande rase s’étendit à perte de vue »290. ’

La métamorphose de la forêt met en vedette la soudaineté de la révélation illustrée par la conjonction adverbiale « tout à coup ». L’adverbe met à son tour les voyageurs devant un infini, tout en confirmant l’intuition de Gérard :

‘« Dans un pli de ce terrain nu […] un lac était d’une pureté si parfaite à l’abri du vent dans cette fin de jour déjà piquetée d’étoiles, que l’on se serait cru soudain au bord d’un royaume étrange et calme, d’une tranquillité sidérale, tout à coup éloigné de tout ce qui, feuille ou branche, bouge et s’inquiète »291. ’

Une nouvelle fois, la découverte du lieu de la révélation est accompagnée de l’adverbe « soudain » et d’une lumière nocturne. Le texte n’est pas dépourvu des termes célébrant le monde sidéral. Cela met en question l’espace que le héros désire. Il ne s’agit plus d’un pays de légendes auquel la forêt donne accès : les voyageurs semblent plongés maintenant dans l’infini cosmique. Cet infini s’apparente beaucoup au lieu de la révélation qu’Aldo découvre dans Le Rivage des Syrtes lors du voyage nocturne vers les Syrtes. À un moment d’extase, les vacanciers se sentent effacés par ce qui leur est donné à voir. Le paysage est d’une si surprenante et si singulière beauté que d’un accord tacite ils décident de s’arrêter au bord du lac. Et sans parler, ils demeurent absorbés par le spectacle. La puissance du paysage se montre très efficace, au point qu’elle les prive du moyen de l’expression habituelle (la parole). Du coup, les voyageurs se sentent incapables de faire une seule phrase, tout en perdant leur faculté de la communication. C’est du seul paysage, comme le note Marc-Henri Arfeux, que vient l’initiative. « Sa beauté enveloppe les personnages et les absorbe en elle dans une attitude de stupeur fascinée »292. Pris par son charme, les personnages restent sans mouvement, en contemplant le paysage stupéfiant. Voilà donc une autre preuve qui montre la souveraineté de l’espace sur le personnage. Ce qui nous amène à dire que le rapport du sujet à l’égard de l’objet de désir se définit par un rapport d’assujettissement. Se sentir pris par les grâces du paysage n’est-il pas un aveu sous-jacent de la dépossession de soi ? Et de la majesté de l’espace ? L’espace est désormais lu comme une force agissant sur l’homme. C’est lui qui détermine d’une manière ou d’une autre les activités des autres actants, et qui précise les lignes directrices du récit. Dans ce cas, il est tout à fait juste de parler de l’ « actancialisation » de l’espace. Ce dernier n’est plus un élément de décor, il appartient désormais à la machine narrative. D’ailleurs, l’état de désœuvrement dans lequel le héros se trouve apparaît comme un facteur circonstanciel préférant la prise du pouvoir de l’attraction exercée par l’espace. Dans le but de remplir le vide intérieur, ce dernier recourt à la contemplation qui aboutit par conséquent à la dépossession. Ainsi le processus de l’absorption est-t-il célébré dans ce texte par certaines expressions comme : « l’œil suivait malgré lui »293 qui dicte l’autonomisation de l’organe de la vue.

Notes
287.

MERLEAU-PONTY, Maurice. Phénoménologie de la perception. op. cit., p. 107.

288.

MORTEL, Anne. Le Chemin de personne : Yves Bonnefoy, Julien Gracq. Préface de Marie-Claire Dumas. Paris : L’Harmattan, 2000, p. 7.

289.

Un beau ténébreux, pp. 153-154.

290.

Un beau ténébreux, p. 154.

291.

Ibid.

292.

ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. op. cit., p. 139.

293.

Un beau ténébreux, p. 154.