1-1 Calme et sensibilité auditive

La forêt demeure cependant le lieu propice aux promenades des personnages. En dépit de sa tranquillité absolue, elle appelle au parcours, tout en sollicitant l’ouïe à suivre le murmure du ruisseau lointain. Son effet apparaît sur Albert dès son arrivée, la rareté des chants des oiseaux frappe son esprit apaisé par la marche. Le promeneur est conscient que cette forêt, semblable à une forêt de conte ou de rêve, n’a pas encore dit son mot. Sa tranquillité dissimule quelque chose d’important. Comme elle le surprend par sa violence soudaine lors du premier jour de sa venue, elle devient aussi le lieu du surgissement inattendu. À l’évidence, le bois de Storrvan porte tous les éléments légendaires des lieux merveilleux et essentiels à l’apparition du mystère. Un paradoxe dû au calme de la nature et à son action sur l’homme apparaît ici. Ce paradoxe s’attache à l’image de la forêt reflétée dans la conscience humaine : la forêt est toujours ce lieu hanté par les fantômes et par la présence imprévue d’un fait grave. En dépit de la conscience d’un malheur voilé sous le calme apparent, Albert s’engage dans la forêt. Emporté par l’angoisse après la sortie de Heide et d’Herminien, il décide de s’y promener, tout en traçant les pas des autres protagonistes. La montée de l’orage à ce moment-là est un autre motif qui intensifie la certitude de l’arrivée de quelque chose. La promenade devient aussitôt une manière de vivre l’espace par le corps et les perceptions. Car l’horreur que provoque l’orage du premier soir n’est pas loin du souvenir du promeneur. Elle éveille sa sensibilité fine. Ce qui signifie que le rapport avec l’espace est défini par un rapport d’inquiétude. Tout élément forestier est rendu désormais perceptible, il ne va pas sans porter du sens. Il devient signe annonciateur d’un événement :

‘« A cette heure trouble de la fin du jour, il semblait que partout, dans les craquements de l’écorce surchauffée, la chute étrangement retentissant d’une branche morte dans une avenue déserte, le brouillard qui flottait autour des massifs épais des arbres, les cris espacés d’un oiseau attardé volant paresseusement de branche en branche comme un guide hasardeux, fussent sensibles derrière d’impénétrables voiles une redoutable alchimie, la lente préparation par la forêt de tous ses mystères nocturnes »294. ’

Le passage attire l’attention sur le fait que l’heure de la sortie coïncide parfaitement avec la tombée de la nuit. Ce n’est pas fortuit que l’écrivain choisisse le moment de la « fin du jour » pour la promenade forestière. Outre qu’il met en valeur le système astral, ce moment de calme cosmique conduit à l’éveil de l’attention et de la perception auditive qui affirme une souveraineté suprême dans l’exemple précédent. L’organe de l’ouïe parvient à distinguer les différents sons répandus dans ce lieu désolé : chute des branches mortes, chant des oiseaux. Quant au regard, son rôle semble diminué à cause du brouillard qui rend floue la vue. Le retour à la luminosité astrale souligne l’importance de la nuit dans l’œuvre romanesque de Gracq. Au-delà de son effet poétique qui consiste à intensifier la force de l’espace, la nuit paraît le temps préféré des promenades. Elle engage d’emblée le sujet désirant dans la recherche de son objet de désir. Cela nous amène à dire que l’objet de quête est en rapport avec l’ailleurs sidéral et que le héros gracquien ne vise pas l’ici-bas.

Une lecture attentive de ce passage montre qu’il s’agit des termes se rapportant à la mort : « fin du jour », « craquement », « chute », « branche morte », « avenue déserte », « cris » dont l’allitération de la consonne /r/ constitue une harmonie imitative et fait écho au murmure monotone du ruisseau. Le lecteur peut se rendre compte tout de suite de la gravité de l’événement attendu. L’acuité de l’ouïe dont le promeneur est muni a pour fonction de l’avertir. Elle rapporte tous les signes prémonitoires de la forêt. Ainsi apparaît la volonté de réduire l’espace romanesque à un espace de signe clos sur lui-même. La prédominance de l’ouïe n’anéantit pas le rôle des autres perceptions. Au contraire, les organes de l’odorat et de la vue sont mis au même niveau d’alerte et renforcent leur fonction dans l’expérience sensorielle de l’espace :

‘« Délivré des battements de son cœur, la minutie d’enregistrement, la puissance de suggestion qu’acquéraient peu à peu ses sens l’étonna : l’odeur grisante de la résine du pin, le frissonnement argenté des feuilles, les ténèbres veloutées du ciel l’enfantaient de seconde en seconde à une vie nouvelle qui tenait dans la mesure même de l’incroyable vigueur de ses perceptions »295.’

Dépossédé de lui-même, Albert se sent captivé par le bruit du ruisseau et il cède parfaitement à la tentation du paysage nocturne. Il ne peut rien faire que d’admettre l’attirance de l’espace : il ralentit le pas, étend son corps plein d’une douloureuse fatigue sur un lit de mousse près de la source de l’eau et se plonge dans les ténèbres de la nuit. L’espace force d’emblée ses capacités sensorielles et le fait entrer dans une expérience différente. L’acuité perceptive débouche sur une synesthésie. Il ne s’agit pas d’un trouble se rapportant aux perceptions sensorielles, mais d’une confusion. Le promeneur se dissout dans l’objet spatial : « son esprit […] se perdait dans la fraîcheur purifiante de la nuit »296, il mène une nouvelle vie, vécue d’une manière euphorique grâce à cette dissolution. Tous les indices révélés par les perceptions chantent cette exaltation : (« odeur grisante », « frissonnement argenté », « transparence indicible »….). Les pages 63-64 contiennent encore des expressions telles que « malgré lui », « se perdre », « captivée » qui montrent bien la dépossession de soi et la soumission totale à l’attraction exercée par le bois. Par là, l’espace extérieur affirme sa majesté sur l’être gracquien.

Notes
294.

Au château d’Argol, p. 63.

295.

Au château d’Argol, p. 64.

296.

Ibid.