1-2 Prémonitions dans la forêt

La plongée dans l’espace nocturne ne dure pas longtemps. L’orage qui n’est pour Albert qu’un signe latent nécessitant une explication le provoque à marcher. Son apparition ici le rappelle au souvenir effrayé du premier soir. Il a conscience que derrière sa violence se cache un événement. Son intuition ne le trahit pas, Albert, en se promenant dans la forêt, se trouve tout à coup devant le corps violé de Heide. L’orage est alors un signe prémonitoire d’un événement brutal. Par là, la forêt argolienne assume son rôle poétique et diégétique : elle joue sur la sensibilité du promeneur et devient le lieu de l’événement, pivot dynamique de la trame du récit. Le rôle narratif que le romancier confie à l’espace et à ses composantes s’affirme sur plusieurs épisodes du livre. Le chapitre 8 « L’Allée », qui raconte le parcours d’Albert et de Heide quelques jours après cet événement, sert aussi de support pour la fonction nouvelle de la description. En suivant leur déambulation, nous trouvons que la forêt assume parfaitement son rôle de prémonition. La sensibilité s’éveille et se rend capable de saisir le maléfice du lieu légendaire. La page 75 contient en fait tous les termes glorifiant l’expérience sensorielle de l’espace.

L’avenue qu’Albert et la femme blessée suivent un jour en pleine forêt ne manque pas de signes menaçants qui surgissent alternativement au cours de leur parcours. Nous nous arrêtons tout d’abord sur sa « rigidité » qui rend la marche difficile. Pourtant cette caractéristique lui confère un don d’attirance capitale redoublé par l’italique, elle constitue également le principe poétique de cette allée. En dépit de sa rigidité, les promeneurs poursuivent leur promenade. L’avenue « s’imposait clairement à l’œil », son étrangeté provient du fait qu’elle court à travers un paysage vallonné, dont elle épouse à chaque instant les moindres inflexions. Elle suggère à « l’esprit obsédé par l’infranchissable rideau de la forêt » l’image « d’une porte ouverte sur un paysage entièrement inconnu »297. L’allée ouvre donc les yeux sur un paysage extraordinaire. Le contact avec le lieu est assuré encore par le corps et les sensations. Les marcheurs se sentent aussitôt envoûtés par la force irrésistible du paysage. La répétition des lexiques « obsédé », « obsédante » ainsi que le verbe « s’imposait » disent la prise de soi par l’envoûtement spatial. Sous cet effet, Albert et Heide continuent leur chemin comme si l’allée forestière décidait de leur destin. Aucun recul ne sera possible, la nuit se prolonge et l’allée allonge sa longueur fatale. Ainsi, la forêt manifeste-t-elle immédiatement sa divinité, en se transformant en un « temple » où la « marche divine » se continue avec « les yeux clos ». Comme si le lieu naturel se métamorphosait en lieu divin pour montrer la fatalité prédestinée par l’espace. Lieu de la divinité, la forêt déchire, comme le note Marie Francis, les ténèbres du Mystère funèbre et l’Inconnu auquel ils aspirent298. Heide et Albert « sentaient avec un divin frisson de froid le soleil crouler sous eux à une immense profondeur, et l’allée délestée leur révéler à chaque seconde les chemins secrets et jamais parcourus de la vraie nuit ». Lorsque le héros gracquien suit les signes d’attraction, il se soumet inconsciemment au déterminisme de l’espace. En suivant « la direction obstinée de cette allée », Albert et Heide sont envahis par un sentiment informe se développant ensuite en folle angoisse, quand « une lourde couverture de nuages gris »299 couvre le ciel de la région. Ce sentiment se dissipe, quand ils découvrent le corps blessé d’Herminien au cœur du bois. En prenant compte de l’importance de la description chez Gracq, le lecteur peut aussi deviner le rôle attribué au surgissement soudain des nuages. Il s’agit ici d’un substitut d’un moment narratif important qui est supprimé au profit du moment descriptif. La forêt argolienne est donc chargée d’avance d’une force surnaturelle qui a pour fonction d’ensorceler les promeneurs et de raconter des faits. C’est pour cela qu’elle est qualifiée de forêt de conte ou de rêve.

Une concordance temporelle se tisse, nous semble-t-il, entre l’événement et les signes. Chaque fois qu’il y a un changement atmosphérique, Albert, et avec lui le lecteur, sent l’arrivée de quelque chose. Le parcours lui livre le secret de l’espace enchanté qui devient le lieu des événements dramatiques du récit. Ce lieu est envisagé d’une manière inverse. Tandis que la forêt constitue pour Albert un objet de quête et de découverte (à travers laquelle il déchiffre le secret de la nature), elle est pour Herminien un objet de désir (qui se cristallise par le viol). Elle est pour Gracq le principe de la tradition mythologique de l’immense forêt primitive où l’homme passe en silence sous l’ombre des arbres. À vrai dire, le bois de Storrvan constitue le véritable sens de la forêt. Pour lui, Storrvan est à la fois la forêt elle-même, c’est-à-dire le contact avec la nature, et la poétique de la « plante humaine ». Elle est également crainte et méfiance envers l’aventure300.

Notes
297.

Au château d’Argol, p. 73.

298.

FRANCIS, Marie. op. cit., p. 218.

299.

Au château d’Argol, pp. 73-76.

300.

DENIS, Ariel. Julien Gracq. Paris : Seghers, 1978. (Coll. Poètes d’aujourd’hui). P. 33.