1-3 Marche ultime et voûte étoilée

Considéré comme une forme de réponse à l’appel de l’espace, le parcours ne peut pas se conclure toujours comme un mouvement conséquent du regard. Tous les indices du rôle de la provocation ne valent que par rapport à cette activité exploratoire. Certes le regard pousse quelquefois le héros à suivre à pas lents les signes ambivalents du paysage, mais l’angoisse dans certains cas l’entraîne à marcher dans le bois et le met face-à-face avec d’autres signes prémonitoires. Le régime nocturne, qui se caractérise dans son ensemble par une qualité lumineuse suffisante en elle-même pour provoquer le parcours, s’avère comme un autre motif qui intensifie le rôle d’attraction spatiale :

‘« Merveilleuse était la forêt sous son étincellement d’argent, dans son immobile et dormante douceur. La rivière semblait briller toute proche sous le réseau lumineux de ses brumes. Oui, calme était Argol sous ses astres, au fond des réseaux de sa brume, et tout fermé sur lui-même dans les espaces nageants de son air translucide et enchanté »301.’

Dans les dernières pages du récit, Gracq chante l’espace cosmique et l’espace forestier. Cette exaltation a pour objectif de mettre en lumière la dernière marche isolée du double : Albert et Herminien. La marche qui se présente sous la forme d’une poursuite reste suspendue, tout en annonçant la clôture de l’histoire. Cette nuit calme et douce n’est pas faite, d’après le narrateur, pour dormir. C’est la nuit du « grand départ », c’est la nuit de la fin : dans la dernière scène, Albert suit Herminien au cœur de la forêt et venge la mort de Heide. L’acte du meurtre est doublement marqué : une fois par un caractère typographique qu’annonce l’italique de « grand départ » et une autre fois par la luminosité laiteuse de la nuit étoilée. Le recours au monde astral célèbre le dessein de l’écrivain qui vise l’au-delàinsaisissable. D’après Annie-Claude Dobbe, « cette marche se continuera ailleurs, au-delà du meurtre, sans rien révéler de plus »302. Une fois conçu que ce monde lointain pourrait être accessible au prix de la mort, Gracq sacrifie le récit à cette fin tragique. Certes, l’ultime parcours reste suspendu, mais cela signifie que la quête se poursuit. Herminien pourrait avoir dans l’autre monde une réponse concernant le secret de la vie, tandis qu’Albert continuerait sa recherche sur ce monde-ci.

Comme nous l’avons vu, le régime nocturne est un motif qui accentue la puissance de l’espace. Il provoque soit le départ, soit la marche. Son rôle apparaît clairement dans les autres romans :

‘« Ce devait être la nuit un lieu assez abandonné, assez vacant. J’ai toujours aimé marcher sous la lune sur ces espaces découverts et libres »303. ’

Nous remarquons que les étapes les plus importantes de la recherche du sujet s’inscrivent dans le régime nocturne. La provocation qu’il réalise entraîne un état (attente) et un comportement (marche). L’importance donnée à la lumière sidérale ne se réfère pas seulement à la qualité esthétique de la luminosité, mais aussi à ses vertus de métamorphose. Le système sidéral est doué d’un pouvoir apte à livrer l’être à un espace immense sans limites dont l’extension s’explique par rapport à l’extension infinie du ciel nocturne. Ainsi, se produit l’une des virtualités radicales du processus de provocation spatiale (l’étrangeté) :

‘« Dans un pli de ce terrain nu, comme une immense pelouse jaune, aux pentes miroitantes, un lac était d’une pureté si parfaite à l’abri du vent dans cette fin de jour déjà piquetée d’étoiles, que l’on se serait cru soudain au bord d’un royaume étrange et calme, d’une tranquillité sidérale, tout à coup éloigné de tout ce qui, feuille ou branche, bouge et s’inquiète »304.’

Le passage illustre l’originalité de l’écriture poétique de Gracq. La manière dont l’écrivain présente la métamorphose de l’espace est surprenante. Dénudé de sa spécificité, le lac pur et étoilé se transforme grâce au réseau cosmique en « un royaume étrange et calme ». Ce qui est étonnant, c’est la manière du glissement spatial du diégétique : ciel « piqueté d’étoiles » au métaphorique : royaume d’une « tranquillité sidérale ». Le glissement peut se comprendre, selon Michèle Monballin, comme un transfert des qualités spécifiques de l’agent sur l’objet. Ce qui révèle l’importance du premier dans le processus d’affleurement du mystère que recèle l’espace. Cette procédure met en lumière également le sens que va prendre l’espace métamorphosé sous l’influence du réseau nocturne.

Notes
301.

Au château d’Argol, p. 94.

302.

DOBBS, Annie-Claude. Dramaturgie et liturgie dans l’œuvre de Julien Gracq. Paris : José Corti, 1972, p. 15.

303.

Un beau ténébreux, p. 107.

304.

Ibid., p. 154.