III- L’attraction maritime

« Vide », « vacuité », « calme », « silence », « grève désolée » sont des termes qui se répètent souvent dans tous les romans de Gracq et qui constituent apparemment la source de l’attraction vers l’espace inconnu. Un autre lieu de sollicitation, la mer, incite, en raison de son immobilité inquiétante, les visiteurs d’Argol à prendre le large. Certes, ces derniers se livrent dès leur venue à d’incessantes promenades au cours desquelles se trament les fils de l’intrigue, mais le parcours du chapitre « Le Bain » semble le plus significatif. La différence de mouvement n’empêche pas cependant de le classer selon les modèles du parcours. Il ne s’agit plus d’un parcours à pied ou en voiture, pas même en bateau, mais d’une navigation en pleine la mer. La tentative de bain vient répondre en fait aux multiples sollicitations du paysage mouillé d’Argol :

‘« Dans l’air entier circulait une fraîcheur salée et cinglante, accourue des gouffres de la mer, et chargée d’une odeur plus enivrante que celle de la terre après la pluie ».’

L’attraction de la mer semble aussi forte que celle de la forêt. Le narrateur ajoute ensuite que « le vent claquant de la mer fouettait le visage en longues vagues lisses »312. Il est intéressant de voir que l’apparition de la mer exige l’appel au sens du toucher. Le contact avec le paysage est prouvé cette fois-ci par la perception tactile (« fraîcheur » et « lisses ») ; le promeneur à l’approche de la mer sent immédiatement l’air frais. La présence de sens du toucher pour la première fois ici nous interroge sur son intérêt. À l’évidence, il ne s’agit plus d’un simple rapport de fascination mais d’un contact de superficie, c’est-à-dire qu’il y a un contact direct entre le corps humain et les filets d’eau. Les paysages d’Argol ne sont jamais statiques, ils montrent une énergie vitale qui accompagne ou prolonge le parcours des personnages de ce roman. Dans « le bain », l’élément aquatique éveille chez eux l’aspiration d’assister à une nouvelle recréation et l’espoir que quelque chose s’annonce et revendique la participation. La réponse à l’appel élémentaire vient aussi vite, Albert, Heide et Herminien se lancent au large. Leurs corps touchent tout de suite la surface liquide et les vagues les emportent loin. « Leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant » de l’eau, « leur chair parut perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux filets liquides qui les enserraient »313. La navigation leur accorde une sensation de pureté et de liberté sans égales. Dans cette tentative où s’entremêlent le sens de l’infini et l’appel de l’abîme, les nageurs s’unissent pour former un corps unique et plus vaste glissant aux abîmes avec une vigueur furieuse. Tous les trois se fondent maintenant dans l’élément liquide, rien n’égale la joie de leur fusion. Chaque mètre nouveau arraché multiplie leur inconcevable plaisir. Le plaisir surhumain que leur donne la navigation finit par la certitude que la mort les atteint, non pas quand les abîmes sous eux réclament leur proie, mais quand leurs regards braqués les consomment dans « la convergence d’une dévorante communion »314.

En revanche, l’attraction de la mer calme est accentuée par deux faits : les mouvements agiles des pas de Heide sur les sables de la grève et la lumière diurne qui souligne une première présence et joue un rôle d’exaltation. Heide, dans sa radieuse nudité, marche vers la mer et intensifie le pouvoir d’attraction spatiale. Elle sollicite le regard par le miracle de sa « verticalité » toute puissante sur l’« horizontalité » du paysage maritime. Elle semble comme si « elle marchât sur les eaux »315. La femme n’est pas seulement un objet de désir, son rôle est modifié ici : elle redouble le rôle de provocation attribué à l’espace.

Le bain ne peut pas être conçu comme une initiation baptismale. Il ne s’agit guère d’une descente au milieu des eaux immobiles d’un fleuve ou d’une fontaine afin d’y puiser symboliquement une vie spirituelle. À l’opposé, il élabore davantage une expérience vitale de l’infini qui se présente sous forme de défi lancé à l’élément liquide. Il se caractérise par une forme de fusion avec le monde et implique à l’avance sur le mode euphorique les tentations de la mort et du néant qui balayent le récit. Le désir de fusion est illustré par l’insistance sur le mouvement de la nage répété deux fois dans la page 46 sous des aspects voisins : « Ils nagèrent tous trois vers le large », « ils allaient vers le large ». La répétition souligne le long mouvement de ce parcours, alors que l’italique renforce typographiquement l’importance symbolique de la direction prise. L’initiative du bain explique évidemment le désir réel de l’écrivain : la fusion avec l’infini. Cette aspiration constitue l’origine de la poétique romanesque de Gracq. Elle n’est pas trop loin de celle des Surréalistes qui appellent à l’union avec l’univers. En effet, Gracq trouve, dans les revendications surréalistes de combler le fossé entre le rêve et la réalité, le réel et le surréel l’essence de sa quête. Les deux semblent soucieux de concrétiser l’indissoluble rapport d’intimité qui lie l’homme aux forces secrètes de l’univers. L’eau paraît ici le seul élément qui peut mener, grâce à l’imagination, à cette unité. Elle métamorphose le mouvement de la nage, de la simple joie des corps lancés au milieu des vagues à un défi jeté vers l’infini du large. La mer devient donc le symbole de l’horizon incommensurable et de l’infini inépuisable.

Nous distinguons, dans la tentative de bain, trois étapes présentées d’une manière poétique sous le modèle des variations de perception et de sensibilité qui naissent au moment du contact avec l’eau. Dès l’abord, les trois navigateurs d’Argol suivent un parcours parfaitement tendu vers la ligne de l’horizon :

‘« Couché au ras de l’eau, ils voyaient accourir de l’horizon le poids régulier des vagues »316.’

Une sensation exquise de légèreté les envahit pendant la première étape de cette tentative. La deuxième commence, lorsqu’ils se sentent unis à l’élément liquide dans un sentiment vif de participation énergique et « leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant de l’élément qui leur portait ». À ce moment-ci, ils sourient « d’un sourire inconnu aux hommes en affrontant l’horizon incalculable ». Le mouvement de la nage devient enfin pour eux une migration. Il s’agit bien de renoncer à la terre et de se libérer de toute attache pour n’être qu’un mouvement pur au sein de l’infini qui est la mer :

‘« Il sembla à tous trois au même moment que maintenant ils n’oseraient plus se retourner ni regarder vers la terre –, une conjuration lia dans un regard leurs corps et leurs esprit »317. ’

Vécu comme un défi, le bain est transformé plus tard en jouissance : les trois glissent aux abîmes avec un grand enthousiasme. La sensation d’un péril réel s’éveille chez eux, lorsque Heide s’abandonne entièrement au gouffre et Albert et Herminien s’apprêtent à la sauver. L’initiative de l’infini prend un nouveau sens : il ne s’agit plus d’une fusion identitaire dans le monde élémentaire des eaux. La conscience d’un autre enjeu naît, quand ils voient la terre. Cette conscience s’accompagne d’angoisse, car ils se séparent sur la terre s’enferment dans leur individualisme.

En dépit de la parenté entre la croisière du Rivage et Syrtes et le bain d’Au château d’Argol, nous soulignons une différence sensible entre les deux types de parcours. Contrairement au voyage maritime d’Aldo et de ses compagnons à bord du Redoutable, la navigation des trois personnages de ce récit n’a rien accompli. Elle ne libère même pas la substance essentielle d’une vérité, elle institue seulement le véritable drame du récit : la possibilité du double meurtre des visiteurs d’Argol. Le grand voyage, comme nous allons le voir plus loin, nécessite un franchissement des frontières et un accomplissement de la traversée. Il revendique le passage d’une limite au-delà de laquelle le monde est tout autre, autant que pour la vie ou pour la mort. Pourtant Au château Argol reste le premier récit qui montre l’un des motifs particuliers de l’écriture de Gracq : celui du grand voyage qui concrétise à la fois les désirs, les promesses et les menaces. La navigation de ces trois protagonistes pourrait prendre le sens du grand voyage dans la mesure où elle change la face des choses. Mais elle est très vite troublée par le néant des abîmes, le sens de ce libre parcours commence à s’infléchir. Plus les nageurs s’éloignent et cèdent au large, plus ils sentent la nécessité de revenir à la terre. La sensation d’être au monde et de le rejoindre s’agrandit, lorsqu’ils commencent à sentir le péril réel des gouffres de la mer. L’objectif de l’union n’est pas accompli, le voyage se termine avec leur séparation sur les sables de la grève. Le parcours instaure la première étape du récit gracquien, dont la conjonction avec la contemplation donne au roman son sens. Autrement dit, le récit s’organise autour de deux mouvements contradictoires comme nous allons voir dans le chapitre suivant.

Notes
312.

Au château d’Argol, p. 44.

313.

Ibid., p. 46.

314.

Au château d’Argol,p. 48.

315.

Ibid., p. 45.

316.

Au château d’Argol, p. 46.

317.

Ibid., p. 47.