Chapitre 2
Altitudes, élévations

Au cours de la lecture de Gracq, le lecteur peut saisir qu’il s’agit d’un monde plongé dans une vacuité inquiétante et dans une intolérable absence. Les images qui célèbrent un paysage nu, vide ou dans un état de stagnation sont encore considérables. L’immobilité sauvage devient donc le trait caractéristique de l’univers romanesque de l’écrivain. Cela ne signifie pas que le monde gracquien soit sans mouvement. Au contraire, il maintient dans une harmonie subtile l’équilibre entre le mouvement et l’immobilité. Le vide peut parfois désigner le besoin d’un changement ou l’appel à un ordre différent. La tâche du personnage gracquien est de faire bouger les choses et de rendre la vie plus agitée.

Nous savons bien que Gracq tend à faire une sorte de correspondance entre l’être et l’espace. Son personnage souffre aussi d’un vide intérieur, car il se trouve fatalement sans fonction. Son activité se conclut par le parcours et le regard. Pour cela, il fréquente des lieux différents. En raison de son élévation, le belvédère demeure un lieu de prédilection, car il lui offre une vue panoramique. Aldo préfère, par exemple, se tenir sur les remparts de la forteresse, Grange « lisait et écrivait assis à une table de sabin, devant la petite fenêtre aux vitres brumeuses qui donne sur les bois »318. L’observation devient donc un moyen pour remplir le vide intérieur, au cours de laquelle le héros est pris par une vacuité liée à la fixité. Dans une perspective fascinante de vacuité, il contemple le monde et scrute l’horizon. Ainsi l’accent est-il mis tout de suite sur le regard qui, parcourant l’espace extérieur, lui accorde un sentiment d’exaltation et donne davantage de subjectivité à la description. Le lieu à partir duquel le personnage regarde l’univers tient alors un rôle dans l’expérience sensorielle de l’espace. Il constitue une provocation pour le regard, d’où l’abondance des lieux élevés dans l’œuvre romanesque de Gracq. La perception du monde s’organise donc autour d’un changement de position marquée tantôt par le mouvement tantôt par l’immobilité. Du lieu élevé, le personnage en état de stabilité contemple et cède à l’ouverture du monde.

Lieu de regard, le lieu élevé devient un élément familier dominant l’univers imaginaire de l’écrivain. Il est associé le plus souvent au lieu inconnu : ce qui augmente son effet d’attraction. Dans Les Yeux bien ouverts, Gracq dit la raison pour laquelle il s’y intéresse. Le lieu élevé, affirme-t-il, est avant tout un lieu de regard, ayant le privilège de transporter l’observateur vers le lointain afin de « regarder à perte de vue d’une très grande hauteur, une vaste étendue de campagne »319. Il l’engage également dans un sentiment de fuite au point de la possession d’une perception magique de la stabilité. Être sur un lieu surplombant devient la posture favorite du personnage. Outre qu’elle lui offre une vue « aéropanoramique », cette position traduit le goût d’être à la fois acteur et spectateur. L’observateur inspecte du regard une vaste étendue de terre et emplit son œil du spectacle qui s’ouvre à lui. Et c’est son regard perçant qui décèle les signes, dont il se met à chercher la signification. Il semble que Gracq soit tombé dans le piège du « point sublime » des Surréalistes. Il ne cesse de parler, dans ses romans comme dans ses essais, de la fascination des lieux élevés :

‘« De pareils endroits m’attirent certainement, en rêve ou en réalité ; je m’en détache difficilement. Moins encore les sommets de montagne, d’où la vue est presque toujours bornée, que les falaises, les marches d’escalier qui découvrent un vaste pays plat, ou encore les très hautes tours »320. ’

La situation qui captive intensément le romancier est celle de la plupart de ses personnages. Ses romans ne manquent pas de présenter un personnage posté ou perché sur une fenêtre. Lieu de la tentation, le lieu élevé fascine. Cette tentation est redevable à une vieille sensibilité collective, attachée au thème de la montagne sacrée, lieu où l’homme rencontre la divinité. Certes, Gracq parle du « démon » et des suggestions maléfiques, mais ce qui importe se résume en ceci : celui qui regarde d’en haut domine et possède en même temps l’espace regardé. D’après lui, le sujet regardant « de très haut, invisible, commet une espèce de rapt défendu, il possède magiquement et indûment ». L’écrivain dit le secret de ces lieux : ils offrent la possibilité de la contemplation et de la possession. Voir d’en haut donne accès à l’invisible, tout en conférant à l’observateur un sentiment de puissance indéniable. En revanche, la tentation, comme le précise le texte, est fondée sur un mouvement de recul associé au détachement et à la possession que Gracq unit dans une même phrase : « le besoin d’être à la fois acteur et spectateur, de prendre du recul, de se détacher constamment de ce qu’on fait, en même temps qu’on le fait »321.

Le motif de l’altitude occupe une place très grande dans l’œuvre romanesque de l’écrivain. Gracq le représente selon deux aspects : tantôt c’est une caractéristique particulière qui distingue la topographie des lieux, tantôt c’est un lieu de contemplation d’où le personnage balaie le monde extérieur. La terrasse et la fenêtre restent les bons exemples du deuxième type de lieu, elles suggèrent un mode de vie typiquement gracquien :

‘« […] la haute terrasse nue de Trocadéro m’attirait. Cet après-midi, revenant de la gare Montparnasse et gravissant, le long même de la tour, l’escalier qui mène au terre-plein, le même charme agit de nouveau sur moi, puissant : ces beaux et vastes volumes aux angles tranchants, aux arêtes nettes, faisaient ma respiration plus ample et plus légère »322. ’

L’intérêt donné à ces lieux vient du fait qu’ils accordent au guetteur un regard global, ouvert sur une étendue vaste, ils déterminent en même temps un chemin de vie. Selon Gracq, tout grand paysage est une invitation à le posséder, soit par la marche, soit par le regard. La première catégorie des lieux élevés inclut le château d’Argol, le château de Roscaër, l’Hôtel des Vagues, la forteresse des Syrtes, l’île de Vezzano, le volcan de Tängri et l’étage supérieur de la maison forte des Hautes-Falizes. Autrement dit, des lieux qui se trouvent sur une élévation de terrain ou qui constituent eux-mêmes une élévation naturelle. Par opposition à la terrasse et aux fenêtres, ces lieux suscitent chez le personnage une impression troublante d’écrasement, car ils se dressent majestueusement au-dessus de lui. En réalité, le lieu élevé (incarné par la montagne) constitue avec la mer et la forêt la triade de la genèse poétique de l’espace gracquien, il ranime de même la sensibilité au paysage.

En général, nous pouvons classer les différents lieux élevés dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq selon le diagramme suivant :

Le lieu inconnu est donc associé à un lieu élevé. Cela met en cause le lieu de la quête. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un au-delà inaccessible.

Notes
318.

Un balcon en forêt, p. 14.

319.

GRACQ, Julien. Les Yeux bien ouverts. op. cit., p. 851.

320.

Ibid., p. 852.

321.

GRACQ, Julien. Les Yeux bien ouverts. op. cit., p. 851.

322.

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant. op. cit., p. 618.