I- Belvédère

1- Le château noir, prototype du château d’Argol ?

À l’horizontalité de la forêt, de la mer, de la route, s’oppose la construction verticale du château dressé contre l’horizon comme une citadelle de voyance. L’axe horizontal ne constitue pas la seule direction de la quête, celle-ci se poursuit également sur l’axe vertical. C’est suivant ces deux axes que va se jouer la quête du héros gracquien. D’après le diagramme précédent, les demeures provisoires des héros gracquiens se placent souvent au sommet d’une crête, ce qui accentue la qualité sensorielle de l’espace. Construit sur un lointain éperon rocheux, le château d’Argol est aperçu, pour la première fois, comme une majesté rocheuse qui se lève au-dessus d’Albert comme une épée. Par sa position, il donne une pénible impression d’altitude et de verticalité. Le héros éprouve de prime abord, devant sa masse tout puissante, une sensation d’oppression et d’écrasement. « Un sentiment de gêne presque insupportable » l’envahit, lorsqu’il s’approche de lui :

‘« Pendant toute cette ascension, la plus haute tour du château, surplombant les précipices où le voyageur cheminait péniblement, offusquait l’œil de sa masse presque informe, faites de schistes bruns et gris grossièrement cimentés et percée de rares ouverture, et finissait par engendrer un sentiment de gêne insupportable. Du haut de ce guetteur muet des solitudes sylvestres, l’œil d’un veilleur attaché aux pas du voyageur ne pouvait le perdre de vue un seul moment dans les arabesques les plus compliquées du sentier »323.’

À l’inverse de la plongée qui suscite un sentiment d’exaltation, la contre-plongée que Gracq adopte ici dans la représentation du château donne lieu au surgissement d’un réseau d’impressions négatives : angoisse et accablement. Dès que les pas du visiteur ont foulé Argol, un œil fictif embusqué dans le haut de la tour le surveille. Cela engendre chez lui un sentiment d’inquiétude. Cette perspective a pour fonction de rendre vague l’altitude indéfinissable de la tour et de célébrer le caractère de lourdeur et de grossièreté marquant le château d’Argol. Ainsi, la hauteur devient-elle d’emblée un élément effrayant qui nourrit l’angoisse du voyageur. La valeur que prend la verticalité dans l’expérience de l’espace est très remarquable. Elle permet le croisement avec l’horizontalité : axe de la quête argolienne. La description de la page 11 montre que ce bâtiment barre le ciel d’une ligne horizontale contrastant avec la verticalité de ces tours : « le sommet de cette haute façade appliquait contre le ciel une ligne horizontale et dure ». Cette particularité étrange de l’édifice est celle aussi des diverses ouvertures. Les hautes fenêtres constituent un contraste avec l’horizontalité.

Le château d’Argol assume tout de suite ses fonctions de lieu haut et clos qui sont aussi celles du château gothique. Ses caractéristiques et les circonstances accompagnant sa découverte en témoignent. Il s’agit en effet d’un édifice massif et menaçant bâti au sein de la forêt, condamné par la malédiction, dont la couleur grise et le chemin d’accès tortueux et pénible sont les premières preuves. Le caractère le plus saugrenu de cette construction reste attaché à sa façade austère façonnée de pierres dures et sévères ; son toit en terrasse souligne une particularité rare sous le temps pluvieux d’Argol. Ce n’est pas sans intérêt que le voyageur s’arrête devant la terrasse et prolonge son regard. Celle-ci sera plus tard son lieu de guet. L’édifice se manifeste comme un lieu ferme et sombre. Sa description est très riche en détails, au point que le lecteur se sent quelquefois perdu dans les données descriptives. Richesse inépuisable qui n’a d’autre fonction que de célébrer le piège du manoir. La disposition du lieu et son ambiguïté architecturale tiennent un rôle dans la suite de l’histoire. Par là, l’écrivain attire l’attention du lecteur sur ce lieu étrange et délaissé.

Lieu de légende, le château d’Argol étonne par sa construction anormale et incongrue, l’intérieur n’est pas moins surprenant que l’extérieur. À l’entrée du château, Albert observe que l’intérieur ne contredit pas l’extérieur ; il lui paraît aussi difficile de reconstituer son architecture intérieure. Les salles sont « dépourvues de toute destination précise : des tables d’ébène, des divans de cuir sombre, de somptueuses tapisseries y paraissaient dispersés sans ordre ». Le mobilier frappe par « sa constante disponibilité »324, par-ci, par-là se trouvent des coussins de soieries asiatiques, des fourrures épaisses écrasées sous son haut plafond. Cette stratification sensible à l’œil et ce contraste de luxe déployé au ras du sol exaltent l’âme d’Albert dans une sorte de délire joyeux. Il lui paraît difficile de saisir les dimensions réelles de la demeure. Cette dernière semble par excellence un lieu d’unité dont toute division est absente. Le haut et le bas communiquent, les obscures profondeurs se mêlent aux hauteurs lumineuses. En cela « Argol serait le lieu d’élection de la dialectique hégélienne et le lieu surréaliste même, où rien ne sépare l’inconscient et la conscience, l’imagination et la raison »325. En un sens, le château d’Argol trouve source dans « ce point de l’esprit » dont André Breton parle dans le Second manifeste du Surréalisme. Il abolit tout contraste pour rendre hommage au rêve des Surréalistes.

La fusion du haut et du bas, le jeu de la lumière et de l’ombre, éléments essentiels de l’univers romanesque gothique, trouvent place dans la fiction de Gracq. Outre qu’ils brouillent les limites entre les objets, ils rendent difficile la constitution réelle du château. Ce qui nous importe ici, c’est la connaissance de voir comment l’édifice assume le rôle du château noir et crée l’impression de l’inquiétude. Sa construction étrange joue un rôle maléfique dans la diffusion des rayons solaires à l’intérieur :

‘« L’éclairage latéral venu des meurtrières basses que montrait la façade, et que le soleil couchant révélait alors par de longues stries horizontales d’une poussière dansante et dorée, formait avec les blanches colonnes un quadrillage lumineux qui divisait toute la hauteur des voûtes, et dont les jeux irréels et changeants empêchaient l’œil de saisir la véritable profondeur »326.’

Le romancier insiste ici sur le jeu de l’éclairage qui, en mêlant les dimensions, finit par donner au château l’image d’un triste labyrinthe. Ses « couloirs bas et toujours sinueux »327comparés aux veines parcourant le corps humain le confirment. À l’évidence, l’assimilation du château à un labyrinthe n’est pas sans valeur, elle révèle une vérité très évidente : le secret d’Argol réside en bas, dans ses profondeurs sombres qui constituent le centre. Selon le Dictionnaire des Symboles, le labyrinthe rend difficile l’accès au centre où se cache l’ultime connaissance. Il défend le lieu contre les intrus et les éloigne de leur objectif. Celui qui pourrait le traverser est digne d’accéder à la révélation mystérieuse. Une fois parvenu au centre, il est introduit dans les arcanes et lié par le secret328. Nous pouvons nous rendre compte désormais de la difficulté d’accéder à l’habitation gracquienne. Pourtant, ce qui intéresse Gracq, ce n’est pas tant la vérité, mais le chemin périlleux qui y conduit. Will L. Mclendon affirme que « tous les périls, tous les obstacles, tous les délices qui jalonnent ce chemin fourniront justement au romancier la matière principale de ses livres, les points de départ nécessaires à une prose riche en évocations sensuelles de sites, d’états d’âme et de rêveries délicieuses ou effrayantes »329. La recherche de la vérité compte beaucoup plus qu’elle-même. Le but à atteindre a donc peu d’importance chez l’écrivain. C’est pour cela que la fin de son récit est l’affaire de quelques lignes, tandis que la description de différents paysages occupe la grande partie du livre.

La descente dans le labyrinthe, c’est-à-dire dans la partie basse de l’édifice, révèle la vérité de ce lieu. C’est un lieu sombre, à peine habitable, condamné par l’obscurité qui est intensifiée encore par l’ombre des nuages qui le couvrent constamment. Cela s’avère une cause suffisante pour accabler l’âme sensible d’Albert et lui faire pressentir d’avance le danger. Pour échapper au malaise devenant une peur panique, le héros se réfugie en soi-même. La descente dans le labyrinthe peut être donc comprise comme l’entrée en soi-même, et pas seulement la recherche du centre de vérité.

À cause de son « passage secret »330 conduisant à la chambre de Heide, le château d’Argol rappelle le souterrain noir du château gothique. Mais pour Gracq, le souterrain signifie à la fois « ventre et tombe » et concrétise l’image d’un double désir : « désir érotique et désir de mort »331. Le passage dans la partie intérieure signifie donc l’initiation à la mort ; le château, en tant que lieu clos, symbolise la tombe. D’autre part, le couloir secret qu’Albert parcourt discrètement pour entrer dans la chambre de la femme élabore la deuxième signification du souterrain. Cette pénétration discrète est l’équivalent d’un viol. Mais Gracq ne dit rien, la scène reste suspendue à ce moment précis. Le lecteur peut s’attendre à ce qu’un autre acte de viol soit commis le jour de la mort de Heide.

Toutes les indications données par le descripteur affirment la parenté de ce château avec celui du roman anglais. L’hommage que Gracq rend, dans l’« Avis au lecteur », aux romans noirs renforce cette certitude. Il s’agit du retour à l’envoûtement des Mystères d’Udolphe, du Château d’Otrante et de La Chute de la maison Usher qui exercent une grande influence sur lui. La lecture d’Au château d’Argol révèle cette vérité, le roman comprend tous les éléments fondamentaux de ce type de roman : forêt, château délaissé, orage, nuit, lune, panique, ombre, lumière constituent l’univers romanesque du récit. Le malaise qui pénètre le cœur d’Albert lors de son vagabondage dans cette région est donc justifiable, il répond au désir du romancier.

Deux points opposés mais complémentaires, le haut et le bas, sont aussi deux composantes dominantes du décor argolien. Tandis que l’altitude reste le caractère remarquable des salles, le salon se distingue par sa hauteur qui fait penser au puits profond impossible à combler par le regard :

‘« Mais surtout sa hauteur était au moins triple […] et la pièce présentait le volume d’un vaste puits couvert qui eût perforé de haut en bas tout l’édifice »332.’

L’italique, en sortant la « hauteur » des autres termes de la phrase, met l’accent sur cette pièce. Il indique la valeur réelle que prend l’élévation dans cette architecture. L’altitude et l’obscurité nous poussent à interroger le véritable intérêt de ces deux motifs dans le château d’Argol. Construit par l’homme sur une hauteur, le château offre, selon André Peyronie, « la possibilité d’un salut »333. Car il donne l’image d’une liaison possible entre l’ombre et la lumière, en permettant le passage de l’une à l’autre. La comparaison avec un puits est un bon exemple de cette liaison d’un côté, et de celle du haut et du bas d’un autre côté. Le grand salon assimilé à un puits lie la lumière épaisse, enténébrée d’en bas à la clarté d’en haut. Nous nous demandons si cet édifice pourrait être un modèle du lieu de la révélation qui mène l’âme à s’élever à un état supérieur :

‘« Cette lumière filtrée, glauque et d’un jaune doux, paraissait jaillir d’une épaisseur marine, et noyait d’une nappe uniformément chaude les régions inférieures de la salle, qui paraissait comblée d’un sédiment lumineux, compact et transparent, tandis qu’à quelques pieds au-dessus les rayons sauvages du soleil jouaient dans les plans de l’altitude »334.’

Le haut et le bas, la lumière et l’ombre constituent donc les composantes fondamentales et statiques du décor d’Argol dont Gracq tend à dissimuler l’incompatibilité. Les pages 13-14 consacrées à la description de l’intérieur soulignent une fréquence égale pour chacun : 5 reprises pour chaque terme de « haut » et de « bas » (leur champ sémantique compris). Le premier chapitre du récit montre que rien n’échappe à la description. Tout est soumis aux regards rigoureux du héros, les différentes parties de l’édifice sont minutieusement décrites.

Le retour au merveilleux du roman noir rapproche davantage la création romanesque de Gracq du surréel. L’écrivain crée un univers sans limites, c’est-à-dire un univers anti-rationaliste qui mêle tout. L’abolition des frontières et des limites reste son caractère le plus apparent qui permet la diminution du contraste entre les objets et les unit. Ce qui facilite par conséquent leur fusion avec les sensations des êtres humains et célèbre le contact avec le monde. L’absence de la forme promet alors la possibilité d’immortalité et de survie.

Notes
323.

Au château d’Argol, p. 11.

324.

Au château d’Argol, p. 13.

325.

PLAZY, Gilles. Julien Gracq : en extrême attente. Rennes : La Part Commune, 2006, p. 16.

326.

Au château d’Argol, p. 13.

327.

Ibid.

328.

CHEVALIER, Jean (dir.). Dictionnaire des Symboles : mythes , rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. Paris : Robert Laffont et Jupiter, 1969, pp. 445-446.

329.

MCLENDON, Will L. « Thèmes wagnériens dans les romans de Julien Gracq ». DANS The French review. 1968. Vol. 41, no. 4, p. 546.

330.

Au château d’Argol, p. 87.

331.

PEYRONIE, André. « Julien Gracq et le roman noir », in Julien Gracq : actes du colloque international d’Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 228.

332.

Au château d’Argol,p. 14.

333.

PEYRONIE, André. La Pierre de scandale du « Château d’Argol » de Julien Gracq. Paris : Archives des lettres modernes, 1972, p. 32.

334.

Au château d’Argol, p. 15.