2- Une extension d’Argol : Roscaër

L’élévation devient une nécessité omniprésente dans la fiction de Gracq et un élément de charme qui concourt à manifester la beauté du paysage extérieur. Ainsi, le romancier prête-t-il une grande attention à l’élévation naturelle et la met à la disposition de son projet poétique. La montagne reste le premier lieu naturel qui occupe la première place dans l’œuvre de Gracq. En raison de sa hauteur, elle est le lieu préféré pour l’architecture gracquienne devant laquelle le personnage reste étourdi, sans mouvement. Tel est le cas des voyageurs d’Un beau ténébreux qui se sentent, au cours de leur excursion vers les ruines de Roscaër, paralysés devant l’ouverture du paysage. L’apparition soudaine du château bâti sur le sommet de la montagne constitue l’élément de leur fascination. La description donnée illustre bien l’état d’étourdissement qui frappe les visiteurs, lorsqu’ils ont vu cette construction effondrée. Le narrateur, présent parmi les voyageurs, transmet ce sentiment en une sorte d’absorption conduisant à une dépossession de soi :

‘« Du haut de cette dent rocheuse levée des eaux sombres, du haut de cette proue, ruisselant de sang contre le soleil par les déchirures de ses courtines, décollé du sol par une écharpe horizontale de brume bleuâtre levée du lac, l’édifice s’envolait au-dessus des âges, devenait un des ces hauts lieux, une de ces cimes spectrales, d’un rose ineffable, qui se lèvent au soleil couchant au-dessus des nuages avec les premières étoiles, dans une lumière d’un autre monde »335.’

Le passage acquiert une grande importance dans la détermination du sens du lieu élevé chez l’écrivain. L’élévation prend ici un sens symbolique pour désigner l’« autre monde » qui se rapporte au ciel. Le glissement du lieu élevé vers un de ces « hauts lieux » est remarqué par le signe typographique qu’est l’italique. Lieu élevé, haut lieu et autre monde deviennent donc synonymes chez Gracq. D’autre part, la description du château ranime la mémoire de l’image du château gothique. Le Roscaër apparaît comme une image graphique de ce type de construction dite « gothique ». En lisant attentivement la description, nous voyons à quel point le roman gracquien s’apparente au roman noir. Il s’agit maintenant d’un château en ruines et d’une prolongation du château d’Argol. Le rêve architectural qui fonde ce genre imprègne aussi l’écriture de Gracq. En effet, le romancier a tendance au début de son travail littéraire à imiter le modèle de l’architecture médiévale. Dès que le lecteur se rend compte de cette vérité, il pense tout de suite au thème tragique en raison de la liaison étroite de ce type de roman avec la mort. Le passage précédent ne manque pas de renvoyer au sublime lié à la terreur connue dans le roman anglais, les adjectifs « noire », « fantastiques », « sombres », « spectrales » et le substantif « ruines » se multiplient pour évoquer un château noir. Tout cela renforce la certitude qu’il s’agit d’un édifice condamné du malheur. Sa fonction est de provoquer l’effroi chez les personnages et chez le lecteur. Plus loin, le narrateur ajoute que le manoir à la manière d’une gravure romantique se dresse majestueusement comme une montagne inaccessible :

‘« Et, quand ils [Allan et Christel] reparaissaient dans une trouée de lumière diffuse, et qu’Allan levait le bras vers un détail d’architecture de ces tours lugubres dont la crête à chaque instant surgissait des arbres, tout à coup s’improvisait sous nos yeux une bizarre gravure romantique, un de ces couples hagards qui, dans Gustave Doré, à la lumière de la lune, cheminent inexplicablement comme des somnambules vers un burg aussi vertigineux, aussi inaccessible qu’une montagne magique ».’

Les données s’accumulent pour confirmer cette parenté. À première vue, le château de Roscaër apparaît, sous l’effet de la lumière d’une part, et sous son aspect pittoresque d’autre part, comme un château gothique. Le recours ici à un cliché romantique et le choix des adjectifs comme « lugubre », « hagards » « magique » renforcent encore sa qualité noire. L’allusion à la gravure de Gustave Doré suffit à exprimer la tentative de l’écrivain d’inscrire sur le papier ce que les arts graphiques et l’architecture ont déjà dit dans leur idiome. Selon Maurice Lévy, ce sont les recueils de planches dessinées ou gravées qui jouent le rôle essentiel dans la préparation de la floraison du roman noir au XVIIIe siècle336. Gracq prend le relais et ranime le merveilleux dans la littérature du XXe siècle.

Certes, le château de Roscaër porte des caractères noirs, mais à la différence du château gothique anglais, il n’est pas propice à la violence. Autrement dit, il n’est pas hanté de fantômes ou de spectres dont Gracq condamne la présence dans le roman noir337. Le danger qui émane de son aspect extérieur demeure virtuel. Par là, le château de Roscaër se distingue du château d’Argol qui souligne des traits plus communs avec le château gothique. Jamais le Roscaër ne constitue un lieu de séquestration ou un lieu clos. Par contre, il ouvre ses portes à toute aventure et invite au franchissement des seuils. C’est un lieu de passage et de changement qui ne sert jamais à enfermer, mais à laisser passer. Son importance vient du rôle qu’il joue dans l’économie romanesque. Il opère, selon le mot d’André Peyronie, « une sorte de théâtralisation »338 au cours de laquelle se décide le destin des personnages. En cela, il diffère de ce qui se passe discrètement dans le château gothique. Dans l’épisode de Roscaër, l’enjeu de la trame s’éclaircit, quand Allan monte et marche longuement sur le sommet du mur. La disposition du château en surplomb l’attire, au point qu’il n’arrive pas à résister à son attraction. L’influence d’Allan sur les autres est très forte. C’est lui qui prend l’initiative, se prépare à franchir les limites et il les y invite. C’est le personnage le plus motivé que l’écrivain utilise pour atteindre son objectif. :

‘«  Il est grimpé par jeu sur l’extrême bord de la muraille et il nous accompagne de là, au bord du précipice, comme un esprit, défiant le vertige »339.’

Nous sommes comme devant une scène théâtrale et provocante : Christel répond d’emblée à cet appel, elle monte à son tour sur la crête de la muraille et suit Allan. L’architecture détermine et oriente ici non seulement l’action, mais elle exerce sur la sensibilité des personnages une influence décisive, en engendrant dans l’âme un subtil mélange d’enthousiasme et d’effroi. Elle les captive et les effraie en même temps. Sous l’effet de son charme, ils se sentent obsédés par la panique, car ils ne savent ce qui cache le paysage.

Dans son essai sur le rapport entre Gracq et le roman noir, André Peyronie confirme la différence entre les deux types de l’édifice. Certes, il y a des points communs entre le château d’Udolphe et celui de Roscaër (la scène dans les deux romans a eu lieu au soleil couchant), mais ils soulignent une séparation. Chez Ann Radcliffe, l’angoisse est dominante et le paysage est ressenti comme négatif, tandis que chez Gracq, le paysage, malgré la présence de la sensation du danger, est magnifié et valorisé positivement. Pour lui, le rouge tient un rôle dans les deux châteaux. Il ne s’agit plus d’une simple nuance atmosphérique, mais d’une véritable transfiguration du château. Avec cette couleur « une connotation de cruauté s’installe : cruauté humaine dans un cas, cruauté cosmique dans l’autre ». Car avec la mort rouge du soleil, l’homme assiste à « une sorte d’holocauste céleste »340. À ces deux édifices, nous ajutons celui d’Argol ensanglanté par le rouge métallique et le rouge solaire. Le rouge souligne donc dans le roman un effet cruel. En revanche, dans Un beau ténébreux, le sang ruisselant sur l’édifice lui accorde un autre sens, il le fait décoller du sol pour s’envoler au-dessus des âges et rejoindre « un autre monde ». Ainsi, le château devient un « grand véhicule de la connaissance, vecteur idéal de l’avenir »341, un de ces « hauts lieux » surréalistes dont l’italique vient bien annoncer la particularité. Pour Gracq, comme pour les écrivains surréalistes, le château, puisqu’il s’oriente vers le haut, devient un lieu pour observer le ciel intérieur et sonder son secret. Transformé en avant-poste aux frontières de l’inconnu et de l’avenir, il révèle le désir de la connaissance et de l’avènement cosmique. Ainsi Max Duperray affirme-t-il que le rapport entre le château gothique et le métaphysique s’instaure fortement à cause de la préférence de l’enchantement et de la fréquentation du monde des esprits. Ce n’est donc pas surprenant que le château gracquien se caractérise par « l’ouverture vers l’ailleurs »342.

Le rouge sanglant du soleil couchant prend vite la couleur de la nuit, le château de Roscaër est investi cette fois-ci tout entier par la couleur solennelle du soir. Il paraît difficile de considérer son altitude effrayante. L’image d’un signe d’apocalypse s’impose tout de suite à l’esprit du narrateur. Cette nuit dit son mot, tout est décidé, le rideau vient de tomber sur la scène de Roscaër. Car la conviction ne vient que d’en haut et ne peut être sortie de la terre. Cela nous amène à dire que le choix de la verticalité n’est pas gratuit chez Gracq. Elle est incluse dans le cadre de sa quête spirituelle de l’ailleurs inconnu. La description des lieux élevés épaissit sensiblement l’atmosphère de la terreur ambiante : la terrible sublimité distend l’âme, l’ouvre à la transcendance et la prépare au mystère.

Notes
335.

Un beau ténébreux, p. 155.

336.

LEVY, Maurice. Le Roman « gothique » anglais 1764-1824. Toulouse : Association des publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, 1968, pp. 35-76.

337.

Dans Lautréamont toujours, Gracq condamne la présence du fantôme en annonçant que : « le fantôme, avec sa démarche si indirecte, les interdits rituels qui le ligotent, les bizarres limitations qui pèsent sur la durée comme sur les moyens de son action, les conjurations ridiculement aisées auxquelles il est en butte, ne représente guère en fin de compte qu’un mode d’avortement de l’intervention des forces irrationnelles dans la vie concrète ». En revanche, l’écrivain rend hommage à Lautréamont, grâce à lui, « la circulation d’un monde à l’autre devient libre dans tous les sens ». Ce dernier remplace le fantôme par les monstres. Préférences. op. cit., pp. 892-893. Il est à noter que les demeures de Gracq ne soulignent aucune présence de fantômes. Cette vérité est confirmée par Vanessa qui dans un dialogue avec Aldo, dit : « Il n’y pas de fantôme dans le palais, tu sais », Le Rivage des Syrtes, p. 699. Ce qui est pareil pour tous les autres domiciles de Julien Gracq.

338.

PEYRONIE, André. « Julien Gracq et le roman noir », in Julien Gracq : actes du colloque international Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 227.

339.

Un beau ténébreux, p. 157.

340.

PEYRONIE, André. « Julien Gracq et le roman noir », in Julien Gracq : actes du colloque international Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 229.

341.

Ibid.

342.

DUPERRAY, Max. Le Roman noir anglais dit « gothique ». Paris : Ellipses, 2000, p. 55.