3- L’Hôtel des Vagues : « un refuge de montage »

Il est à noter que la situation en surplomb n’est pas forcement liée à l’ascension. La métaphore tient quelquefois un rôle important pour évoquer l’image de l’élévation. L’Hôtel des Vagues dans Un beau ténébreux célèbre, en raison de son assimilation à « un refuge de montagne »343, le thème du belvédère si cher à l’écrivain. Plus loin, cette construction se trouve ainsi comparée à un navire pourvu d’une terrasse, elle donne l’illusion d’être en pleine mer, comme sur la passerelle d’un navire :

‘« Au fond de la salle qui domine la plage de toutes ses terrasses grandes ouvertes, l’écran était tendu sur l’horizon de mer piqueté déjà des étoiles et des phares, bougeant parfois avec ses images dansantes aux souffles intermittents du large […]. Nous prenions des glaces, très silencieusement, nos manteaux sur nos genoux ramenés comme des couvertures aux souffles libres de la nuit fraîche, comme sur le haut pont d’un transatlantique »344.’

Dressé verticalement sur la mer, l’Hôtel des Vagues devient métaphoriquement un des belvédères importants qui donnent vue sur l’horizon ouvert du grand large. Ses terrasses surplombantes accordent aux visiteurs la possibilité d’être en position dominante sur le paysage. L’édifice est doué de la même fonction poétique que le romancier attribue aux lieux élevés : posséder le monde à partir d’un lieu haut. Être sur un lieu élevé devient aussi la posture favorite des personnages de ce récit, ce qui leur permet de regarder à perte de vue sans être vu. Les regards clandestins, qu’ils jettent sur le monde, les aident à le scruter et à le dominer visuellement. Par là, le lieu élevé de Gracq souligne une opposition avec le roman noir qui chante le rêve du pouvoir politique ou de la puissance si fréquente en ces lieux.

Le rêve poétique de Gracq est célébré encore par ses personnages. Dans le même roman, Henri se voit en rêve sur un plateau « tranché par une falaise effrayante » qui domine la ville :

‘« Il y a pour moi quelque chose d’écrasant, d’important, à me sentir là, seul, à guetter cette ville de cette cime invisible, comme un aigle planeur, comme un dieu ravi par le démon sur la crête de la montagne »345.’

Comme nous l’avons vu, la hauteur hante l’œuvre romanesque de Gracq. Son rôle d’excitant agit sur l’attente et le désir du guetteur : attente et désir de la connaissance outrepassée. En mettant son personnage sur la cime de la montagne, Gracq en fait un voyant capable de sonder l’invisible. Comme les Surréalistes, l’écrivain prône ici le principe rimbaldien et y trouve un moyen pour arriver à l’inconnu. Par sa clandestinité, le regard représente la volonté sur le monde. Celui qui regarde sans être vu s’approprie clandestinement l’univers interdit et devient dans ses fonctions d’observateur un voyant. Le sentiment de l’interdit qui se dégage de cette activité transforme par conséquent la contemplation du paysage en voyeurisme. Contrairement à André Breton qui préfère regarder de loin le « point sublime dans la montagne », Gracq fait de ce promontoire la demeure préférée de ses personnages. Pour Breton, s’installer sur le lieu élevé signifie qu’il cesse d’être sublime. L’écrivain surréaliste exprime son désir de rester attacher à l’espèce humaine et dissocie la place de l’homme de celle de Dieu. La hauteur est pour lui synonyme de sublime qu’il ne cherche pas à s’attribuer à soi-même. C’est l’amour qui lui « fait voir » et lui accorde le privilège d’être le guide de ce point. Faute de pouvoir de s’y fixer, il ne le perd pas de vue346. Breton croit donc à la toute puissance du désir. Les deux écrivains s’accordent sur le principe, mais ils diffèrent par le moyen. D’ailleurs, l’un est comme l’autre croit à l’existence d’un centre exaltant où les contradictions peuvent se résorber. Du haut de l’Hôtel des Vagues, Gérard cherche ce centre, en regardant la courbe céleste :

‘« Je cherche à cette courbe parfaite un centre géométrique, le noyau brûlant où convergent les rayons de cet hémicycle »’

Les regards profonds que l’observateur lance sur le cosmos, dans le but de le posséder, expriment alors le désir réel de trouver ce centre suprême où la connaissance est accessible. En d’autres termes, le lieu élevé lui offre une autre vision. Le personnage est maintenant en recherche d’un autre monde qui devient désormais le lieu de sa quête. Le dessein de Gracq de placer son personnage sur un point en surplomb s’explique par le désir de lui attribuer une perspective plongeante.

Le roman gracquien souligne une autre différence avec le roman noir : contrairement au château gothique, la lumière entre dans la demeure romanesque de Gracq, en corrigeant la noirceur de l’édifice anglais. Un examen rapide des pages 175-176 montre bien ce fait. La description est riche en termes qui se référent à la lumière (« étoiles », « phares », « lumineuse », « lumière », «phosphorescente » et « laiteuse »).

Notes
343.

Un beau ténébreux, p. 114.

344.

Ibid., pp. 175-176.

345.

Ibid., p. 173.

346.

BRETON, André. L’Amour fou [1928]. Œuvres Complètes II. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1992, p. 780.