4- Rencontre du haut et du bas dans l’île de Vezzano

Couple contradictoire mais aussi nécessaire dans l’univers du roman noir, le point élevé/point bas envahit de même l’univers romanesque de Gracq. L’écrivain se montre très vigilant de confronter ces points à la fois opposés et complémentaires. Le souterrain itératif dans le roman anglais apparaît comme l’accessoire indispensable du manoir gracquien. Structuré en château, l’île de Vezzano dans Le Rivage des Syrtes reste un bon exemple du lieu naturel où se rencontrent le sommet et les zones souterraines que le château d’Argol a déjà célébrées. Si la hauteur sert de point d’élévation à partir duquel l’observateur domine le paysage extérieur, le souterrain, par opposition à ses fonctions dans le roman noir, a pour objectif d’un double désir : désir érotique et désir de mort. Ce qui rapproche la notion de souterrain chez Gracq de l’érotisme que Breton définit dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme : « Erotisme – cérémonie fastueuse dans un souterrain »347.

Vanessa devient dans ce récit le guide enchanteur d’Aldo, elle le conduit jusqu’aux limites du surnaturel. C’est elle qui l’emmène sur un bateau immatriculé dans l’île de Vezzano où le haut et le bas communiquent par une gorge perpendiculaire, métaphorisée en un « puits d’oubli et de sommeil ». Tandis que le bas est réservé à l’union sexuelle et au sommeil (Aldo et Vanessa font l’amour dans ce passage), le haut sert d’observatoire. D’après André Peyronie, la noce physique effectuée « dans les entrailles même de la roche » célèbre un double mariage : mariage charnel incarné par l’acte d’amour entre Vanessa et Aldo dans « cette crypte close »348, l’autre est symbolique. Cette cérémonie érotique n’est en effet qu’une préparation à un véritable mariage mystique, exalté, lorsque le regard d’Aldo tombe sur la lueur de Tängri (ville farghienne). Avec ce regard, un pacte se conclut entre le Farghestan et le héros. Sur le sommet de l’île, dans la contemplation fascinée et partagée de Tängri, se décide le destin d’Aldo et d’Orsenna. Le moment de l’amour dans la grotte souterraine conduit, pouvons-nous dire, à un autre pacte tacite avec Vanessa dans lequel le destin individuel devient collectif. Car Aldo ouvre les yeux sur ce qu’il ne devait pas voir. Désormais, il n’arrête pas de réfléchir à l’appel lancé de l’autre côté nommé l’au-delà inconnu. Ce regard interdit devient l’initiative de la vraie croisière effectuée plus tard. Dans ce sens, le souterrain gracquien est à la fois porteur de désir et de mort. Par là, Gracq rapproche les deux tendances si contraires de son esprit : celle qui représente son héritage du Moyen Age, plus exactement le roman gothique, et l’autre du Surréalisme. D’où l’originalité poétique du romancier.

Revenons maintenant à la description de Vezzano :

‘« […] Vezzano parut soudain curieusement proche. C’était une sorte d’iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait à pic de la mer, presque irréel dans l’étincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l’horizon comme un voilier sous ses tours de toile»349.’

En dépit de la différence que cette île souligne par rapport au château noir, la description des pages 677-686 manifeste une parenté avec lui. Il s’agit tout d’abord d’une île isolée, située loin de l’Amirauté, et gouvernée par une solitude « malveillante et hargneuse ». En outre, les cris des oiseaux de mer qui la couvrent, les roches nues d’un blanc grisâtre d’ossements et le souvenir d’un passé funèbre : tout cela assombrit le visage euphorique de l’île. Grâce à ses cimes dressées vers le haut, Vezzano renoue encore le rapport avec l’autre monde lointain. Autrement dit, elle constitue le relais entre le sujet regardant et l’au-delà désiré. En effet, les regards orientés vers l’horizon portent en eux-mêmes la confirmation de l’existence de cet au-delà deviné.

Bâti ou naturel, le belvédère a pour toujours la même fonction. Il offre une vue globale au guetteur et devient lui-même un lieu magnétique qui attire, tout en intensifiant son pouvoir d’attraction. La fascination qu’éprouve Aldo devant ces rochers en témoigne. Certes, l’île reste sans tour de guet, mais elle souligne un parallélisme avec celle d’Argol : Vezzano se trouve façonnée tout entière en tour, assimilée à une proue d’où le héros prolonge son regard sur le Farghestan. Cette assimilation propre à Gracq explique, comme le note Michèle Monballin, la problématique optique chez lui : en surplombant l’espace dans lequel il se trouve, le regard se dirige en avant vers un ailleurs prolongeant l’espace d’où il s’exerce.

Notes
347.

BRETON, André. Dictionnaire abrégé du surréalisme [1938]. Œuvres Complètes II. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1992, p. 808.

348.

Le Rivages des Syrtes, p. 682.

349.

Le Rivage des Syrtes., p. 680.