5- Un lieu d’observatoire, la forteresse de l’Amirauté

Il semble nécessaire, dans notre étude consacrée au belvédère, d’examiner la description de la forteresse des Syrtes qui fascine aussi par son altitude. À la suite d’une visite accompagnée de Marino à l’entour de la province, Aldo saisit tout de suite la particularité du bâtiment dans ce lieu désert. L’intérêt qu’il lui accorde est dû à son élévation. Nommé l’œil d’Orsenna dans les Syrtes, Aldo est détourné de son devoir et s’intéresse à regarder l’autre côté de la mer. La forteresse devient son observatoire. Du haut de la tour des signaux, il sonde les Syrtes et distingue un double spectacle : la mer vide avec son port sans voile et la décadence de la base des Syrtes transformée en garnison pastorale. De ces deux spectacles, il pressent ce que pourrait être Orsenna. Le sentiment de l’inquiétude et de l’appel qu’il manifeste le prouve :

‘« Accoudé à un coin des remparts de la forteresse où s’accrochait sur le vide quelque touffe de fleurs sèches, je cernais d’un seul coup d’œil son étendue menacée […] Un rêve semblait peser de toute sa masse sur la somnolence de ces allées et venues si humbles que j’observais de là-haut comme du cœur d’un nuage ; lorsque je m’attardais à les suivre longtemps, je sentais monter en moi cette fascination d’étrangeté qui nous tient suspendus à suivre le remue-ménage d’inconscience pure d’une fourmilière sous un talon levé »350.’

Le lieu élevé donne ici une vision préalable de l’avenir. La vaste étendue désertique qui s’ouvre devant lui le charme et lui inspire cette vision. À la vue de l’espace vide, un sentiment d’étrangeté naît et assure le processus de la perception spatiale. Comme si l’observateur était doué soudain, grâce à cette position, d’une puissance extraordinaire qui le rend capable de voir l’inconnu. Certes, les signes sont encore latents et n’informent, mais Aldo est conscient que cette vacuité cache quelque chose d’important. Être sur les remparts de la forteresse renforce alors sa fonction de voyant. En revanche, le narrateur compare plus loin cet édifice à un « cyclope »351, la comparaison soutient le rôle du lieu élevé et sert de support pour le thème de la voyance. Nous concluons que la forteresse a une double fonction : elle remplit la fonction de veille et de voyeurisme. Elle paraît comme un œil ouvert qui guette l’immense vacuité menaçante et prévient du danger.

Ainsi la forteresse des Syrtes est-elle construite à l’image du château noir. Elle est envahie par des herbes et des plantes sauvages qui prennent racine dans les ruines. Son odeur est celle de la moisissure et de l’humidité ; ses murs croulent. Sa hauteur est complétée par la salle basse des cartes qui joue le rôle du souterrain. Tout porte à croire qu’elle est un véritable reflet de cette construction effrayante. À vrai dire, la description des lieux élevés dans tous les récits de Gracq porte les traces du château noir. L’ouverture au roman gothique s’explique par le fait que les demeures tourmentées « reflètent une relation passionnelle au monde, un retour paradoxal à un espace sauvage où se conjuguent censure et liberté. Car elles se referment sur un objet secret qu’il appartient au héros de retrouver »352. Paysage et lieu élevé constituent donc la matière essentielle du roman gracquien, dont la description semble le seul support du récit.

Notes
350.

Le Rivages des Syrtes, pp. 573-574.

351.

Ibid., p. 568.

352.

DUPERRAY, Max. op. cit., p. 53.