II- Points de vue

Le paysage qui s’étend à perte de vue peut être désorientant, si le regard ne s’arrête sur un ensemble particulier. Cet ensemble exige un certain point de vue qui correspond à une position dans l’espace. En d’autres termes, pour que le paysage soit saisi d’une même structure pour l’œil de l’observateur, il faut un acte de distanciation du regard :

‘« Un paysage dont on a vu toutes les parties l’un après l’autre n’a pourtant point été vu : il faut qu’il le soit d’un point assez élevé, où les objets auparavant dispersés se rassemblent sous un seul coup d’œil »355.’

Dans l’œuvre de Gracq, ce sont généralement la terrasse et la fenêtre qui constituent ce point de regard. Comme nous l’avons vu plus haut, les reliefs ou les hauteurs des bâtiments servent parfois d’observatoire. Le lieu élevé est donc un lieu de regard d’où le sujet regardant peut jouir d’une vue panoramique complète. Être perché sur une fenêtre ou sur une terrasse reste la position favorite du personnage gracquien qui dit franchement l’inclination à la force de l’espace extérieur. C’est aussi une manière de vie contemplative et spectatrice typiquement gracquienne : celui qui regarde du haut peut sonder par ses regards le cosmos. Le regard aigu jeté sur le dehors annonce la quête d’un lieu profond et révélateur. Pour cela, l’image privilégiée reste celle d’un « guetteur au rôle de vigie, posté sur un lieu surplombant et qui inspecte une immense étendue de la terre »356. Cette situation assumée par le personnage lui assigne une tâche divine : dressé au-dessus de l’espace, l’observateur domine le monde, tout en jouissant de sa « demi-divinité »357. Par là, il bénéficie, d’après Marie Francis, des avantages que possède le regard divin. Il est comme celui d’une souveraine domination qui observe d’une attention soutenue. Grâce à cette position, le personnage peut prévoir l’avenir, il se montre capable de déchiffrer les signes prémonitoires venant de l’univers et de deviner en avance l’événement futur. En termes plus directs, les regards jetés du haut tiennent un rôle sur le plan diégétique du récit. Cela peut être une seconde raison qui justifie l’omniprésence des lieux élevés dans l’œuvre romanesque de Gracq.

Notes
355.

Cité par TOURNEUX, François-Pierre. « De l’espace vu au tableau, ou les définitions du mot paysage dans les dictionnaires de langue française du 17ème au 19ème siècle », in ROGER, Alain (dir.). La Théorie du paysage en France : 1974-1994. Seyssel : Champ Vallon, 1994. (Coll. pays/paysage). P. 199.

356.

FRANCIS, Marie. op. cit., p. 241.

357.

Au château d’Argol, p. 8.