1-2 Euphorie

C’est sans doute que l’ouverture au monde exalte l’âme d’Albert. Devant l’étendue du terrain qui se déploie à ses yeux, l’observateur éprouve un sentiment de joie furieuse suivie d’un état d’euphorie aérienne :

‘« La respiration était comme arrêtée par un courant d’air frais et puissant qui balayait la terrasse […] l’œil était heurté vigoureusement par le poudroiement de la lumière sur les pierres blanches ».’

Albert s’abandonne à la contemplation aérienne et jouit de l’intégralité panoramique dévoilée à lui. À l’arrêt momentané de la respiration répond la clarté lumineuse de l’après-midi. La lumière diurne semble prendre ici toutes ses valeurs positives. Contrairement à l’effet de panique que la lueur rose du coucher engendre dans l’espace intérieur du château, les rayons solaires acquièrent maintenant une valeur euphorique. D’une autre manière, au sentiment d’inquiétante étrangeté que provoque chez lui l’intérieur, s’oppose la tonalité euphorique qu’offre l’extérieur. La joie est exprimée par certains termes se rapportant au champ lexical du soleil : « splendeurs de soleil », « poudroiement de la lumière », « la fête du soleil »360. Ce sentiment est redoublé par la sensation d’être sur une terrasse-pont d’un haut navire ; cela accentue l’effet euphorique produit par cette position. La comparaison avec un navire fait de la terrasse un moyen de voyage visuel et émotif et non pas seulement un lieu d’observation panoramique. Dans sa position de stabilité, Albert parcourt visuellement l’espace, son regard balaie le paysage horizontal du pays d’Argol. Une série de relais participent encore à effectuer le trajet visuel du haut du château comme la prédominance du calme qui assure la clarté de la vue. Le regard parvient par conséquent à distinguer l’absence de toute voile sur la mer lointaine. Au lieu de s’effacer ou de se fondre, le paysage se montre paradoxalement clair comme une toile qui fascine par son bleu foncé. L’ouverture paysagère est corrélée donc à la posture de l’observateur dont le sentiment varie entre l’étonnement et le plaisir. Le sentiment euphorique s’épanouit au moment où le regard croise l’horizon. À ce moment merveilleux, une sorte de coïncidence heureuse s’effectue entre le dedans et le dehors. Or l’euphorie obtenue de cette situation reste pratiquement précaire, car elle est liée aux images conçues dans un état fuyant et fragmentaire. La vue euphorisante s’avère aussi éphémère, elle est perturbée par les lourds nuages couvrant tout à coup le ciel du pays.

Notes
360.

Au château d’Argol, p. 15.