1-3 Dysphorie

La joie aérienne est menacée ensuite par le hurlement du vent et l’averse qui brouillent la vision et stoppent violemment le parcours du regard :

‘« L’orage se déchaînait sur Storrvan. De lourds nuages gris aux bords déchiquetés accouraient de l’ouest avec vitesse, frôlant presque la tour qu’ils enveloppaient par moments des écharpes vertigineuses d’une brume blanchâtre. Mais le vent surtout, le vent remplissait l’espace du déchaînement de son poids épouvantable. La nuit était presque entièrement tombée. Les passées de l’ouragan, […] ouvraient de rapides et fugitives tranchées dans la masse des arbres gris »361.’

Tandis qu’Albert est en train de feuilleter un volume ancien au fermoir de fer dans la tour ronde, le changement brutal de l’atmosphère l’effraie. Le hurlement de l’orage accompagné de la pluie qui tombe avec violence sur les vitraux épais de la tour lui fait lever la tête pour regarder la brutalité du paysage. L’effet de l’espace s’opère, lorsqu’il remonte vite sur la terrasse afin de « jouir de l’altération soudaine du paysage que promettaient les éléments ». Dans le passage précédent, le changement atmosphérique est marqué par la reprise toute proche du mot « vent » deux fois, accentué une fois par l’italique. Ce qui est surprenant ici, c’est le recours dans un passage assez court à tous les termes indiquant le mouvement de l’atmosphère : « vent », « orage », « ouragan » et « tempête »362. Tout concourt à provoquer une perception horrible de l’espace, le passage rapide du plein jour à la nuit peut avoir la même visée. La lumière nocturne se substitue sans préparation préalable à la lumière diurne. Cela entraîne certainement une modification de l’aspect visuel du paysage qui se colore cette fois de gris. Cette couleur souligne une forte présence à la page 18, elle est trois fois répétée sous une forme adjectivale : deux fois au masculin, une au féminin. Ainsi, le noir et le blanchâtre, c’est-à-dire les composantes du gris, deviennent-ils tout de suite des couleurs préférées.

La pluie qui heurte gravement les fenêtres et rend flou le paysage contemplé est un signe d’avertissement. Albert voit dans l’alternance du calme et de la violence de cette nature sauvage quelque chose d’important qui va arriver. D’après lui, c’est un signe ambivalent qui prélude à un événement ultérieur. L’horrible violence ne va pas sans laisser une marque chez lui. Elle glisse dans son âme de « sombres pressentiments »363. Un sentiment de profonde inquiétude s’empare de lui et se développe en frissonnement, quand Albert, trempé de pluie, entend les sons lointains d’une horloge au fond du couloir. La menace est signalée, pouvons-nous dire, par des faits extérieurs et intérieurs. La pluie et l’horloge avertissent d’un danger. Comme réaction à ces pièges ordinaires de la terreur, Albert hausse les épaules comme un enfant. Avec la sonnerie de l’horloge, Gracq convoque un motif noir du roman gothique et sa valeur terrifiante est renforcée par l’évocation de l’obscurité nocturne. La nuit constitue à l’évidence une autre composante du sublime, car elle est inquiétante. Elle « accroît, selon Maurice Lévy, nos craintes, par l’incertitude où elle nous plonge. C’est parce qu’elle est terrible en soi qu’on l’associe aux fantômes »364. Sa véritable valeur provient du fait qu’elle agrandit l’espace, tout en rendant la distance abstraite et presque immatérielle. Devant ces éléments de la terreur, il semble à Albert difficile de cacher son angoisse.

L’effet dysphorique produit par le paysage argolien est élaboré dans une autre place du récit. Du haut de la terrasse, les regards de l’observateur parcourent la région en cercle, quand la « tranquillité absolue » de la forêt étreint son « âme avec violence ». Un malaise obscur s’empare de lui, dès qu’il voit la forêt enserrer le château « comme les anneaux d’un serpent pesamment immobile ». Ce malaise se précise dans un sentiment d’étrangeté angoissante que l’adverbe « bizarrement » traduit dans ces lignes-ci :

‘« Il semblait bizarrement à Albert que cette forêt dût être animée et que, semblable à une forêt de conte ou de rêve, elle n’eût pas dit son premier mot »365. ’

Tout semble concourir à préparer l’autre face du paysage. La forêt n’est plus un simple décor comme dans le roman réaliste. Au contraire, c’est de ce lieu que le premier germe du drame provient. Rien n’a eu lieu jusqu’à maintenant, le premier mot n’est pas encore dit. La parole initiatrice, comme l’affirme Henri-Marc Arfeux, ne vient pas des hommes mais de l’étrange forêt. La pluie qui tombe sur Argol et l’orage qui éclate en portent la preuve. Tout cela assure le rôle de prélude que peut jouer le paysage sur le plan narratif et poétique du récit.

En parcourant l’intérieur du château, les yeux d’Albert tombent sur le serviteur endormi au détour d’un corridor. Cette image renvoie certainement à celle de la forêt silencieuse et à la mer immobile sans voile. Toutes ces images se précipitent pour évoquer la mort, ce qui explique mieux le désenchantement du héros. En réalité, l’absence humaine sur le terrain d’Argol augmente le sentiment de l’espace et lui fait pressentir d’avance le danger. Ainsi, la perception de l’espace devient-elle l’équivalent de l’attente de la mort.

Revenons au vent qui souffle en tempête et à son effet sur la forêt. L’ouragan fort dénude instantanément la terre. La dénudation du sol se rapporte au corps de Heide trouvée plus tard nue dans la forêt. Le phénomène atmosphérique joue donc un rôle révélateur et annonce l’événement. Il précise de même les puissances vitales et mortifères qui gagnent bientôt les personnages d’Argol. La brutalité du vent souligne la gravité de l’événement prochain. Certes, Gracq emprunte les éléments du roman noir, mais il « fait déjà jouer une première fois l’ensemble des événements futurs dans une véritable montée symphonique des puissances à l’œuvre. En ce sens, tout est donc accompli quand rien encore ne s’est effectué »366. L’avertissement de l’orage du premier jour trouve son écho dans la lettre d’Herminien annonçant son arrivée avec Heide à Argol :

‘« Au milieu du salon, un carré de papier est posée sur un plateau de cuivre : il brise le cachet du message et lit : “Je viendrais à Argol vendredi. Heide viendra avec moi – Herminien” »367. ’

La poétique d’alerte et de pressentiment constitue le fondement de l’intrigue gracquienne qui se forme à partir de la répétition de plusieurs phénomènes atmosphériques.

Ce n’est donc pas fortuit que Gracq mette son personnage sur un lieu élevé. Ce dernier, en plongeant dans une matière du monde vécu, éprouve sur le mode immédiat des sentiments d’étonnement et d’angoisse. Ces sentiments sont les germes premiers de la constitution du récit. Ainsi, une sorte de communication se réalise entre l’étrangeté inquiétante du monde et le héros-observateur. En confrontant le monde extérieur, Albert manifeste une subjectivité originaire. Pourtant, il n’est emporté que par les suggestions du monde extérieur et non pas par la projection de cette subjectivité envahissante. Dans ce cas, l’orage et la pluie ne sont que des signes annonciateurs attribuant au paysage le rôle cardinal, alors que la subjectivité d’Albert constitue la réponse à l’appel de l’aura. Désormais, les véritables étapes du drame vont se jouer dans et par les différents aspects du paysage d’Argol. Le premier rôle est donné alors au monde. C’est lui qui agit sur les personnages et qui révèle à l’âme une certaine virtualité indécise. Les présages, vus de la terrasse, témoignent d’un processus de révélation mis au contact de l’observateur.

Notes
361.

Au château d’Argol, pp. 17-18.

362.

Ibid.

363.

Ibid., p. 18.

364.

LEVY, Maurice. op. cit., p. 71.

365.

Au château d’Argol, p. 16.

366.

ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre en prose de Julien Gracq. op. cit., p. 70.

367.

Au château d’Argol, p. 19.