2-1 Un modèle de l’ouverture

Rien n’échappe, semble-t-il, à l’imaginaire de Gracq, tout est décrit. Ainsi l’aspect extérieur de la fenêtre est-il l’occasion d’un arrêt prolongé pour l’esprit descriptif du visiteur d’Argol. C’est dans Au château d’Argol que Gracq la décrit minutieusement et lui consacre un passage assez long. La description pourrait être le modèle par excellence pour les fenêtres des romans gracquiens :

‘« Les fenêtres basses offraient toutes la forme de rectangles bas et très allongés, et il était alors visible que l’architecte s’était inspiré du dessin de certaines meurtrières pratiquées dans les châteaux forts anciens pour le tir des couleuvrines. […] Les fenêtres hautes étaient constituées par des arcs d’ogive d’une élévation et d’une étroitesse surprenantes, et la direction de ces lignes verticales, élancées et presque convulsives, formait avec la crête lourde et horizontale, des parapets de granit de la haute terrasse un contraste accablant. Toutes les fenêtres étaient garnies de vitraux aux formes anguleuses et irrégulières, sertis dans des lames de plomb »370.’

Ce qui frappe Albert dès le premier instant, c’est la rareté des ouvertures dans cet immense édifice incongru. Pourtant, il distingue la forme différente des fenêtres hautes de celle des fenêtres basses. La distinction n’est pas futile et tient un rôle dans le jeu très particulier de la lumière et de l’ombre. Ce jeu ranime le château d’Argol et dessine le rapport entre l’intérieur clos et l’extérieur fait d’un ciel brumeux. Le jeu avertit les habitants de l’arrivée de quelque chose dans ce lieu délaissé. En revanche, la forme différente de ces deux types de fenêtres hautes et basses met en lumière l’opposition entre les deux axes de la quête (l’axe vertical et l’axe horizontal) : opposition qu’établit la construction même du château. Les fenêtres hautes en ogive soulignent bien ce contraste. Or, les fenêtres basses et allongées dessinent « de longues stries horizontales » qui forment un « quadrillage lumineux »371 avec les colonnes blanches et avec la lumière verticale venue des fenêtres hautes. La rareté des fenêtres, la diversité de leur aspect et l’inégalité de leur distribution éveillent chez Albert un sentiment de manque de sécurité. Ce sentiment est aggravé, lorsque le bâtiment lui semble comme un de ces châteaux anciens (dont l’évocation suffit elle-même à ranimer l’angoisse). La comparaison avec « un soupirail inquiétant » intensifie encore ce sentiment. Le choix des vitraux épais sertis de lames de plomb renforce l’idée ; il montre qu’il s’agit d’un château noir ressemblant au château du roman anglais ou du conte. Gracq insiste beaucoup sur ce fait. Il n’hésite pas à emprunter un élément de l’univers gothique chaque fois qu’il le trouve nécessaire.

Contrairement à son rôle habituel, la fenêtre dans Au château d’Argol n’obéit pas à la même structure de l’observation. Elle a une fonction purement narrative, c’est-à-dire provoquer le sentiment d’angoisse associé à l’espace intérieur. En fait, la pénétration des rayons solaires, au moment du crépuscule, dans la salle à manger couverte de dalles de cuivre rouge, aboutit à colorer le château d’un rouge sanglant. Une composition cruelle de couleurs et de lumière se produit lors de la rencontre du rouge métallique et du rouge solaire, elle pousse Albert à s’interroger sur l’effet réel caché derrière cette fusion. Fusion brutale qui engendre la peur et force l’âme à se réfugier en elle-même contre cette « mélancolie solennelle et glorieuse »372. L’éclat ne va pas sans dire quelque chose. Le château devient plus loin le lieu du drame : c’est dedans qu’est annoncée la mort de Heide. D’ailleurs, le rouge sanguinolent fait penser aux multiples scènes sanglantes du drame : viol de Heide, plaie d’Herminien frappé par son cheval. Rappelons aussi que l’histoire s’est terminée par la scène d’Herminien poignardé. Ce qui veut dire que les différents épisodes d’Argol sont éclaboussés de sang. Le château d’Argol est donc un lieu condamné du malheur : voilà l’effet que la lumière crépusculaire laisse entendre chez le héros comme chez le lecteur. Ainsi le terme « rouge » attire notre attention par sa répétition trois fois dans la page 14, tandis que l’adjectif qualificatif « sanglant » souligne une seule présence. Le moment crépusculaire devient ensuite celui de tous les autres événements dramatiques du récit. Le crépuscule, ce moment précieux de la mélancolie romantique, Gracq le choisit pour chanter le malheur du château d’Argol. Ce moment décisif du jour qui met fin à la journée et annonce le début de la nuit explique la conception de la mort chez Gracq. D’après lui, la mort est à la fois fin et commencement : elle met fin à la vie et donne naissance à une autre dans un autre monde. C’est pour cela que la scène ultime de la mort dans chaque récit reste suspendue.

Jamais la fenêtre ne prend son sens réel d’échappatoire dans cette fiction. Sa fonction consiste à assurer la liaison entre l’intérieur et l’extérieur et à exciter la sensation visuelle. Par différence aux autres organes sensoriels, l’œil reste très sensible à l’effet cruel que le soleil produit à l’intérieur de l’édifice et que la disposition irrégulière des fenêtres en haut et en bas participe à élaborer. La diffusion de la lumière solaire dans le château oppresse l’âme d’Albert et lui fait quitter d’un pas rapide l’intérieur pour rejoindre l’extérieur. L’extérieur est ainsi une forme d’échappatoire et de délivrance du corps fermé du château. Ceci schématise la délivrance de l’âme qui, quittant la vie terrestre, accède à une vie d’errance plus large :

‘« Cette stratification, qui rendait tous les plans immédiatement sensibles à l’œil, […] exaltait l’âme jusqu’à une sorte de délire joyeux qui pénétra le cœur d’Albert tandis que d’un pas rapide il s’élançait dans la cage de l’escalier de bois vernis de la tourelle »373.’

À la sensation contradictoire du « délire joyeux » causé par le soleil répond le besoin de regarder le monde extérieur. À ce besoin, Albert ne s’attarde pas à répondre, il monte tout de suite sur la terrasse et observe le paysage. Définie comme topos ne représentant ni le dedans ni le dehors, mais l’extérieur transposé à l’intérieur ou l’inverse, la terrasse devient dans Au château d’Argol le substitut de la fenêtre. C’est le seul lieu qui appartient à la fois à la construction humaine et au monde. De la terrasse, Albert rejoint le dehors et regarde à perte de vue sans être regardé, tout en dominant l’espace. Il se met directement au contact de l’univers, les sensations auditive, olfactive, tactile et visuelle prennent en charge la perception de l’espace. Albert sent la fraîcheur de l’air et parvient à entendre le claquement des vagues. Ce qui importe, ce n’est pas ce qu’il écoute, mais ce qu’il voit. Car c’est la sensation visuelle qui le rapproche de l’horizon et du lieu désiré. L’œil fasciné par l’ouverture au paysage balaie librement l’étendue spatiale, surtout quand rien ne perturbe son parcours visuel. À ce moment de fascination, Gracq laisse volontairement son héros jouir d’un spectacle pur, clair et sans obstacle. Ainsi, Albert parcourt la région, aucun barrage ne vient déranger cette circulation.

Notes
370.

Au château d’Argol, pp. 11-12.

371.

Ibid., p. 13.

372.

Au château d’Argol, p. 14.

373.

Au château d’Argol, p. 15.