2-2 Un piège pour le regard

En décrivant les chambres du château d’Argol, Albert mentionne la véritable fonction de la fenêtre : plonger le regard dans le paysage extérieur. Pourtant, ce rôle n’est pas joué dans ce récit :

‘« Chaque chambre était éclairée par une longue rainure horizontale, large de trois pieds, et qui s’ouvrait à un pied à peine du sol, courant tout au long d’une des faces de la muraille où s’appuyait le lit, de sorte que le dormeur à son réveil plongeait son regard malgré lui dans le gouffre des arbres »374.’

Par opposition aux autres romans, le passage ci-dessus ne montre pas un personnage accoudé à la fenêtre. Il met seulement en évidence la fonction réelle qui sera celle des ouvertures dans les autres intrigues. La description célèbre uniquement la situation dans laquelle vont se trouver les hôtes d’Argol. Ceux-ci sont soumis malgré eux à l’activité du regard. La disposition étrange de la fenêtre force le personnage du récit d’Argol à regarder vers l’extérieur. Le narrateur annonce plus loin qu’Herminien, « couché sur son lit », plonge impérativement son œil sur les « bois mélancoliques de Storrvan »375. C’est probablement la seule fois que la fenêtre sert de relais pour le lieu d’attirance. L’intérieur se transpose ici à l’extérieur. Dans ce roman, la fenêtre a une fonction unique de laisser les lumières solaires entrer à l’intérieur du château, en participant au rôle narratif du paysage. Sous la pression extérieure, le personnage gracquien peut pressentir l’événement à venir.

En revanche, dans Un balcon en forêt la fenêtre tient bien son rôle d’échappatoire qui permet le passage d’un lieu clos à un espace illimité. C’est ainsi qu’est considérée la fenêtre au début du roman. Grange, qui se dirige vers la maison forte, passe la première nuit à Moriarmé dans une chambre oppressante. Son odeur douceâtre de pommes pourries l’étouffe et l’oblige à ouvrir immédiatement la fenêtre. Ce fait exprime tout d’abord le désir de respirer et la volonté de changer d’air. Mais la fenêtre, en tant qu’ouverture sur l’extérieur, prend aussitôt sa véritable fonction. Grange réagit d’emblée par un mouvement qui l’isole du lieu où il se trouve, tout en tirant le lit contre la fenêtre ouverte :

‘« Couché sur le côté, son regard plongeait sur la Meuse ; la lune s’était levée au-dessus de la falaise ; on entendait seulement le bruit très calme de l’eau qui glissait sur la crête d’un barrage noyé, et les cris des chevêches perchées tout près dans les arbres de l’autre rive. La petite ville s’était dissoute avec ses fumées ; l’odeur des grands bois glissait des falaises avec le brouillard et la noyait jusqu’au fond de ses ruelles d’usines ; il n’y avait plus que la nuit d’étoiles, et autour de soi ces lieues et ces lieues de forêt. […] Il s’endormit, sa main pendant de son lit au-dessus de la Meuse comme au bordage d’une barque »376.’

Par opposition aux personnages d’Argol, Grange plonge volontairement ses regards sur la Meuse : la fenêtre ne lui impose pas son emprise. Cette position préliminaire annonce la posture préférée du héros de ce roman. C’est à travers la fenêtre qu’il parvient à communiquer directement avec le monde et à oublier momentanément l’atmosphère étouffante de la chambre. Les organes sensoriels assurent comme d’habitude ce contact et le rôle de l’œil devient plus évident. Le regard arrache Grange du monde de l’ici et l’implante dans l’ailleurs forestier. Grange manifeste son indifférence à l’environnement de guerre naissante et songe aux nuits prometteuses de la forêt. La lune, les étoiles participent de même à la floraison de la sensation heureuse. Ainsi, le geste consistant à diriger la main vers le ciel sur lequel se termine le paragraphe témoigne de cette euphorie.

Pour Jean Bellemin-Noël, tous les éléments nécessaires pour élaborer l’immersion existent dans ce texte. La chambre devient, sous l’effet de la nuit, de la lune et du sommeil, « un berceau, voire un ventre ». La sensation de joie dans ce cas est redevable au retour au sein maternel. Encore une fois apparaît l’envie de rétablir un contact avec l’eau-mère qu’évoque la présence de l’eau et de l’obscurité nocturne. Voilà où se situe la clé de l’aventure de Grange. Le texte nous entraîne de prime abord « dans une même direction, sur deux voies parallèles, conquérir un espace inconscient [qualifié] soit d’imaginaire soit de maternel »377.

Notes
374.

Ibid., p. 17.

375.

Au château d’Argol, p. 40.

376.

Un balcon en forêt, pp. 6-7.

377.

BELLEMIN-NOËL, Jean. op. cit., pp. 36-38.