2-3 L’échappatoire

Ce qui caractérise les fenêtres de la maison forte, c’est qu’elles sont sans volet et ouvertes tout le temps, telle que la petite fenêtre de la chambre de Grange au premier étage. Donnant sur les bois, elle assure une belle vue sur le paysage forestier. Cependant, elle n’est jamais utilisée pour observer les chars allemands. Au contraire, elle est le chemin royal qui s’ouvre à la contemplation des Ardennes. Pour cela, Grange préfère travailler devant cette petite fenêtre. Parfois, il se penche pour découvrir la perspective du chemin. Nombreux sont les passages qui célèbrent la fenêtre comme échappée vers l’extérieur et qui insistent sur son rôle de provocation du regard. Autrement dit, les fenêtres complètent le rôle de l’espace extérieur, car elles attirent le regard et obligent les yeux à plonger dans le paysage :

‘« Parfois les rayons coulissant devant sa fenêtre sans rideaux éveillent Grange au milieu de la nuit, […] il se levait et s’accoudait à la croisée, et regardait un moment les étranges colonnes de lumière tourner lentement, cauteleusement dans le ciel d’hiver ; […] Mais dès que les signes avec le matin s’éteignaient dans le ciel, le Toit retournait à la vie sauvage »378.’

La fenêtre devient immédiatement le lieu d’élection d’où Grange regarde le ciel lumineux. L’acte de « regarder » se définit comme une expérience sensible du monde. Grâce à lui, l’espace se déchiffre. Pendant la contemplation absorbante, l’observateur franchit les limites en s’inscrivant dans un vaste réseau de sens. Les signes latents dont il parle dans ce passage réapparaissent plus loin dans les pages 105-106 mais avec plus de précision. Ils s’éclaircissent au moyen de la métaphore :

‘« Vers deux heures du matin, il se réveillait. Une fraîcheur le faisait frissonner et tombait de la fenêtre ; il se leva pour la fermer. La nuit était parfaitement calme, et cependant elle ne dormait pas tout à fait : quand on regarde attentivement la ligne à peine plus sombre qui fermait les bois à l’horizon, on voyait le ciel au-dessus d’elle, à de long intervalles, s’éveiller d’un rapide, d’un imperceptible cillement de lumière. C’était un clin d’œil sec et isolé, sans rien de la palpitation molle des éclairs de chaleur ; on eût dit plutôt que derrière l’horizon, à coups réguliers, un marteau lourd écrasait le fer rouge sur une énorme enclume ».’

Ce sont encore la sensation tactile (« fraîcheur »), auditive (« bruits ») et visuelle (« lumières ») qui le mettent face-à-face avec le monde perceptible et qui assurent l’expérience sensorielle de l’espace. Du haut de la fenêtre, l’aspirant obtient une vue d’ensemble due à sa position et à l’ouverture de l’espace qui s’étale devant lui. Cependant l’étalement de l’étendue terrestre vers l’étendue cosmique rend l’espace sans limite, c’est-à-dire difficile à le saisir. Pour que l’espace soit saisi dans une structure, les organes des sens, la vue, l’ouïe et le toucher s’éveillent. L’œil arrive à distinguer d’emblée les éclairs intermittents qui troublent le calme de la nuit. « Cillement », « clin d’œil sec et isolé » ne sont en effet que des feux guerriers déclarant l’éclatement de la guerre à laquelle le guetteur reste insouciant. Ce qui affirme encore son déclenchement, c’est le recours à ces termes : « enclume », « rosissait », « cliquetait ». La gravité de l’événement est soulignée encore par des mots aptes à créer un effet sonore désagréable, c’est-à-dire plats et dépourvus de qualité poétique (« bruit », « marteau », « écrasait », « fer »)379. La description accorde une importance équivalente à la perception visuelle et auditive. Examinons maintenant le lieu d’où Grange relance ce regard prolongeant devenant plus tard une fascination. La fenêtre renforce en effet le pouvoir-voir380 de l’observateur et accentue en même temps la puissance d’attraction de l’espace extérieur. En raison de son ouverture sur le dehors, elle attire les yeux et force les regards à y plonger. Nous pouvons dire que la fenêtre constitue un élément essentiel dans les structures de l’espace. Outre qu’elle donne vision de l’extérieur et accorde au guetteur le sentiment de la domination, elle conduit à cerner l’objet de la quête. D’où son importance dans la relation entre le sujet et l’objet de désir. Son rôle s’affirme de nouveau sur le plan diégétique du récit, lorsqu’elle attire l’attention de l’observateur sur les signes prémonitoires. Le récit gracquien trouve donc son rythme fondamental dans une alternance que symbolisent les postures de la marche et du guet.

Malgré le fait que les signes certifient l’avènement de la guerre, Grange la rejette. L’interrogation qui clôt la scène en témoigne : « C’est très loin, songe-t-il, du côté de Bouillon, peut-être de Florenville. Mais qu’est-ce que c’est ? ». L’interrogation met en évidence un seul fait : l’étonnement de l’observateur. Restant sous l’effet de l’envoûtement des signes, Grange refuse toute alerte. Les signes demeurent pour lui une énigme. Michèle Monballin voit dans l’attachement des signes au réseau cosmique (« lueurs boréales », « aurore boréale », « bizarres météores »)381 une annonce préalable d’engagement du sujet dans la quête herméneutique. Ce dernier s’interroge sur l’autre monde lointain ouvert grâce à la luminosité cosmique. En intensifiant le pouvoir d’attraction du cosmos, le régime nocturne le valorise, en métamorphosant ses dimensions dans le sens de la grandeur. Dans cette immensité cosmique, Grange plonge ses regards dans l’espoir de franchir les limites du lieu interdit et de trouver une réponse à sa question. Voir se justifie donc dans la logique de cette quête de signe et de sens.

D’après Philippe Hamon, toute description dépend de la compétence du descripteur qui doit savoir comment décrire. Ses perceptions sensorielles se mettent en éveil, mais c’est toujours le regard qui assume l’acte de décrire. En d’autres termes, c’est le « Savoir voir » qui donne une crédibilité à la description. De ce fait, le regard du personnage doit être lui-même justifié. C’est pour cela que le descripteur se trouve doué généralement d’un regard aigu ou qu’il fournit parfois d’un instrument optique permettant de démultiplier la vision de parcourir facilement l’horizon. Pour obtenir certaines visions, des lieux, des postes et des positions sont réclamés. Le panorama exige par exemple un personnage perché sur un lieu élevé et une lumière suffisante soit naturelle (soleil, lune) soit artificielle. Car la précision du détail dans le paysage décrit est tributaire de la mention du regard. Telle est exactement, comme nous l’avons vu plus haut, la situation du personnage gracquien. Cela finit par définir son désir de la contemplation et du regard par celui du voyeurisme. Ainsi, la description du ciel de la Meuse est-elle assumée par un personnage placé à la fenêtre, tandis que les feux guerriers servent de support pour le regard. Autrement dit, toutes les conditions nécessaires à une description exacte existent dans le texte de Gracq. Pour mieux voir, Grange se déplace, il monte dans le faux grenier de la maisonnette et allume sa lampe électrique. Lorsqu’il laisse de la lucarne son regard glisser par-dessus les hautes branches du taillis, le monde devient devant lui plus clair. Cette position assure une description détaillée du paysage de la Meuse. De ce fait, la fenêtre « notamment, thématisation du pouvoir-voir du personnage, sera un élément privilégié de cette thématique postiche. Son « cadre » annonce et découpe le spectacle contemplé, à la fois sertissant et justifiant le « tableau » descriptif qui va suivre, et mettant le spectateur dans une pose et une posture de spectateur d’œuvre d’art »382.

Dans Un beau ténébreux, la fenêtre devient une composante essentielle de la fiction en raison de sa structure narrative. C’est à travers son journal que Gérard raconte ses journées et celles des vacanciers de l’Hôtel des Vagues. Comme tous les personnages de Gracq, Gérard aime se tenir à la fenêtre qui est avant tout un lieu de regard fournissant un point de vue vers l’extérieur :

‘« Accoudé à ma fenêtre, cet après-midi, je prenais pour la première fois conscience de ce qu’il y a d’extraordinairement théâtral dans le décor de cette plage. Cette mince lisière de maison, qui tourne le dos à la terre, cet arc parfait rangé autour des grandes vagues où l’on ne peut s’empêcher d’imaginer la mer forcement plus sonore »383.’

Donnant sur la mer, la fenêtre assume dans ce roman un rôle important qui conclut peut-être la quête de tous les personnages de Gracq. Gérard, ce guetteur gracquien qui rêve de posséder le monde et de connaître le secret ultime de l’univers, dit explicitement son vœu : la recherche d’un « centre » où les contradictions disparaissent et où la connaissance est accessible. Le lieu élevé peut s’entendre dans ce cas, selon Marie Francis, comme un point permettant la domination du monde qui comprend le centre de gravité, et non pas comme un thème lié au psychisme ascensionnel.

Puisque la mer et la forêt sont des éléments privilégiés dans la fiction romanesque de Gracq, la fenêtre s’ouvre généralement sur elles. C’est le cas des fenêtres du palais d’Aldobrandi qui s’ouvrent sur la lagune. Accoudé à l’une des croisées ouvertes, Aldo contemple la nuit calme, l’horizon et la mer vide, tout en sentant la proximité d’un appareillage définitif où tout sera décidé :

‘« La faible oscillation des reflets sur les murs, les traînées lumineuses […], le silence tendu dans le noir de cette passerelle endormie au-dessus d’un profond et confus remue-ménage, me rappelaient la nuit du Redoutable, évoquaient l’idée d’un appareillage »384. ’

La posture en surplomb et le regard jeté à travers la fenêtre sont aussi des moments décisifs dans la trame du récit gracquien. Ils décident le destin de l’observateur et des autres personnages. En obéissant à la force de l’espace, le sujet regardant s’engage involontairement dans l’événement. Concluons que la suppression de la narration ne laisse aucun effet indésirable sur le développement du récit ; la description assume bien son rôle narratif et assure la compréhension de l’histoire.

Notes
378.

Un balcon en forêt, pp. 57-58.

379.

Un balcon en forêt, pp. 105-106.

380.

Dans Du descriptif, Philippe Hamon tente d’introduire une sorte de syntagme-postiche pour la description tributaire d’une compétence du personnage délégué à la vision. Pour lui, « le voir du personnage suppose et réclame un pouvoir voir, un savoir voir, un vouloir voir de ce personnage » qu’il représente de la façon suivante :

Vouloir voir -> savoir voir -> pouvoir voir -> VOIR ->DESCRIPTION. Paris : Hachette supérieur, 1994, p. 172.

381.

Un balcon en forêt, pp. 57, 90, 106.

382.

HAMON, Philippe. Du descriptif. op. cit., p. 174.

383.

Un beau ténébreux, p. 131.

384.

Le Rivage des Syrtes, p. 638.